Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

problème est rentré dans la controverse avec un éclat nouveau ; on peut même dire qu’il a singulièrement avancé vers l’une ou, l’autre des deux solutions, par la vigoureuse impulsion que lui a donnée dans un sens M. Buckle, aussi bien que par les solides réponses qui lui ont été faites. A l’heure qu’il est, les principaux argumens semblent épuisés.

Il ne reste plus guère à chacun qu’à faire son choix. M. Buckle déclare, on le sait, que le seul agent du progrès, c’est l’intelligence ; la moralité n’y est pour rien. Si l’on demande pourquoi, M. Buckle vous répondra que les vérités de l’ordre moral, étant invariables, ne peuvent agir sur l’élément mobile et progressif de l’histoire ; c’est l’axiome fondamental de son système. Tandis que les vérités intellectuelles sont dans un mouvement perpétuel qui est le signe même et la condition du progrès, à quoi se réduit le fonds de morale sur lequel vit le genre humain depuis des milliers d’années ? A quelques préceptes, toujours les mêmes : « faire du bien aux autres, — sacrifier nos propres désirs pour obliger autrui, — aimer notre prochain comme nous-mêmes, — pardonner à nos ennemis, — réprimer nos passions, — honorer nos parens, — respecter ceux qui sont établis au-dessus de nous. » Ces préceptes et quelques autres de ce genre composent tout l’essentiel de la morale. Ils ont été connus de temps immémorial ; pas un iota n’a été ajouté par tous les sermons, les homélies ou les manuels que les moralistes et les théologiens ont été capables de produire[1]. La doctrine est stationnaire. Voilà un premier point que M. Buckle établit comme étant hors de contestation. — Une seconde preuve de l’inactivité de la morale, c’est que tous les progrès obtenus dans la sphère des faits sociaux, et qu’on serait tenté d’attribuer à des influences morales, comme la liberté de conscience, la diminution des persécutions religieuses, l’affaiblissement de l’esprit militaire, sont dus uniquement à des causes intellectuelles, la science et la discussion. La dernière raison invoquée par M. Buckle est que le sentiment moral agit sur l’individu, mais n’exerce aucune action sur la société, d’où l’on conclut qu’il n’y a pas de progrès moral, puisqu’il n’y a de progrès, que là où se produit une action collective. L’histoire des développemens individuels est très curieuse pour le romancier ; elle n’intéresse pas l’historien, qui étudie l’espèce et les lois de l’espèce, non les accidens et les particularités. Or c’est le cas des bonnes actions et des sentimens vertueux : ils honorent la personne dans laquelle ils se produisent, mais ils ne se transmettent pas ; ils ne sortent pas de la sphère individuelle de la conscience où ils sont nés et où ils sont condamnés à mourir sans

  1. Buckle, History of civilisation, vol. I, chapter IV.