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juste et du vrai. Cette exagération de l’individualisme, révolte ou anarchie, c’est la décadence irrémédiable d’un peuple, c’est au moins un temps d’arrêt indéfini imposé au progrès.

Tout cela est trop vrai. C’est la contre-partie presque inévitable dans la condition humaine, et je dirai presque la rançon douloureuse de cette noble prérogative que nous aurons d’améliorer par la discussion et le contrôle, c’est-à-dire par la raison en acte, les institutions d’où dépendent nos biens les plus chers, et cela n’est pas spécial à la sphère politique. Voici des observateurs expérimentés comme M. Le Play qui nous conseillent de ne nous fier que modérément au mot progrès, même dans l’ordre des faits économiques. Sans doute, nous dit-on, les améliorations matérielles accumulées dans le régime du travail, l’invention qui crée un produit, celle qui diminue l’effort de la production, sont autant de symptômes d’une tendance continuelle vers le mieux. Ces perfectionnemens ne sauraient être délaissés dès qu’une fois on en a constaté les avantages, et lorsqu’on les considère isolément, ils semblent justifier la prétendue loi du progrès ; mais il faut voir le revers du tableau : les tentations du bien-être mis en apparence à la portée de tous, la fascination des jouissances faciles. En même temps il n’est guère douteux que la diminution des fatigues du travail, l’accroissement des jouissances, l’habitude du bien-être physique, ne tendent à énerver la force morale et la vigueur stoïque des peuples. Ces changemens, que le cours naturel des choses amène dans l’existence d’un peuple civilisé, rappellent ceux que subirent fatalement certains peuples transportés des rudes contrées du nord sous les fertiles climats du midi. Les mâles vertus qu’entretenaient les privations et les luttes de chaque jour contre la nature ont été bientôt remplacées par la corruption et la mollesse, filles de l’abondance[1]. Le mot progrès exprimerait donc fort imparfaitement le mouvement plein de contraste auquel nous assistons : à l’entendre proclamer seul comme le dieu du jour, on en prendrait une idée positivement dangereuse et fausse.

D’autres économistes, d’une école toute contraire, signalent le progrès des machines comme une source nouvelle de paupérisme et même d’abrutissement pour les classes ouvrières. Toutes les critiques de Charles Fourier sur les antinomies de la civilisation et de l’industrie ne sont pas des déclamations. Toutes les observations sévères, pessimistes même, de Malthus et de Sismondi ne sont pas des chimères. Des enquêtes multiples faites de nos jours en Angleterre et en France sur l’état moral et physique des ouvriers, depuis

  1. La Réforme sociale, t, 1er, p. 17. — L’Organisation du travail, p. 345.