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assuré de bien-être ; il s’établit une liaison nécessaire entre la conquête scientifique de la nature et l’amélioration de la vie humaine. Les forces emmagasinées, utilisées, créent la richesse et la répandent ; avec une répartition meilleure du capital s’élèvent progressivement les conditions de l’existence. Comparez la vie d’un ouvrier économe et laborieux de nos jours avec celle d’un artisan du XIIe ou du XIIIe siècle. Combien il est mieux nourri, plus chaudement vêtu, mieux logé ! Il trouve des auxiliaires puissans qui font pour lui la grosse besogne ; la machine est un commencement d’affranchissement du travail mécanique. Elle a renouvelé le régime industriel des sociétés ; elle a donné à l’homme moderne infiniment plus de loisir pour la culture de son intelligence, ce qui a pour effet de doubler sa puissance physique en doublant ses forces mentales. Quelque effrayé que l’on puisse être, à certains points de vue, de ces prodigieuses transformations et de la rapidité avec laquelle elles s’accomplissent, au lieu d’enrayer ce grand mouvement qui emporte les sociétés modernes, il faut s’y associer vaillamment, s’en emparer, le soustraire à des passions néfastes qui l’exploitent, le diriger au nom de la vraie science et de la justice. Chaque faculté qui s’accroît dans un individu est une chance de plus en sa faveur dans la bataille de la vie. Chaque faculté qui se développe dans une nation est un organe nouveau du progrès général, un gage de son triomphe dans cette concurrence vitale dont les lois règlent aussi rigoureusement le sort des sociétés modernes qu’elles ont réglé celui des sociétés antiques.

En même temps que les forces de l’homme s’augmentent presque l’infini et que ses facultés s’étendent, les conditions économiques de l’humanité se transforment presqu’à vue d’œil. On voit croître à la fois deux phénomènes qui sembleraient devoir être en raison inverse l’un de l’autre, et dont la conciliation invraisemblable, inespérée, est le plus grand triomphe de l’esprit : la quantité numérique de la population et les moyens d’existence. Tandis que l’existence des peuplades sauvages décroît dans des proportions effrayantes, partout ailleurs la population s’accroît en raison même de la civilisation. Le Paraguay, avec 100,000 milles carrés, compte au plus 500,000 habitans, c’est-à-dire environ 5 par mille carre. Sur la même surface, la Lombardie a 280 habitans, l’Angleterre autant, la Belgique 320. Provisoirement au moins et jusqu’à ce qu’on ait atteint la limite de ce prodigieux accroissement, les moyens d’existence se multiplient plus rapidement encore que la population. C’est une remarque curieuse de Schoolcraft, dans son ouvrage sur les Tribus indiennes, que, chez une population qui vit de la chasse, chaque sauvage a besoin pour subsister d’une moyenne de 50,000 acres