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mémorable lettre du ministre de la police qui signifie son congé à l’illustre dame, si la politique du moment entra pour beaucoup, je ne jurerais pas qu’il n’y eût point un peu de cette humeur maussade et rancunière qu’en littérature les tenans du passé trouvent toujours moyen de témoigner aux représentans de l’idée nouvelle. « Nous ne sommes, Dieu merci, pas réduits à chercher nos modèles chez ces races que vous admirez ; votre ouvrage n’est point français ; l’air de ce pays-ci ne vous convient pas. » Comprenons bien tout ce que ces derniers mots renferment d’ironie et d’amertume : l’air de la France ne vous convient pas, allez-vous-en. Autrement dit, vous n’avez pas craint de préférer la liberté au despotisme, alors même que le despote est le maître du monde ; vous avez eu l’audace, en des jours où l’oppression règne partout, de nous peindre dans Corinne la souveraine indépendance du génie, et, chassée de Paris, de faire couronner votre idéal au Capitole ; vous avez osé dire au peuple français ses vérités en plein visage, et cela juste à l’heure où sa vanité nationale l’enivre et le met hors de lui, où ses aigles couvrent l’Europe de leurs ailes victorieuses ; vous avez osé venir nous parler, de quoi ? De la poésie et de la philosophie de l’Allemagne, des libertés de l’Angleterre, des arts de l’Italie. L’Allemagne, nous l’avons vaincue, l’Angleterre se nomme la perfide Albion, et l’Italie est une de nos provinces ; sachez, madame, qu’en dehors de la France napoléonienne rien n’existe sous les cieux. Vous l’avez ignoré, c’est un crime, et tout crime mérite son châtiment ; le vôtre sera de n’être plus Française, de voir vos livres saisis, vos manuscrits brûlés, et de quitter le territoire natal dans les vingt-quatre heures en ayant sur vos pas une meute de sbires et d’espions qui vous traqueront par-delà la frontière.

Mme de Staël fut en effet la première qui sut dire aux Français leurs vérités et leur montrer d’autres modèles que ceux qu’ils avaient toujours admirés. Nous vivions dans l’exclusive contemplation de nous-mêmes, ne jurant que par nos classiques, attribuant à leurs seuls chefs-d’œuvre cette influence irrésistible exercée par nous à l’étranger et que nous devions bien moins au lustre particulier d’un grand siècle épisodique dans notre histoire qu’à la prédominance de notre culture intellectuelle, à l’invincible perfection de cette noble langue française, la seule propre à la pensée, la seule façonnée pour la libre discussion à une époque où des Leibniz, des Jacob Böhm, en étaient réduits à recourir au latin faute d’un instrument moderne à leur convenance. Organisation philosophique et raisonnante, avec de grandes facultés d’émotion, esprit pénétrant, voyageur, sachant les langues et toujours capable d’appuyer ses points de vue originaux sur ces notions particulières, techniques,