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pions les fils télégraphiques, nous interceptions les dépêches, nous attaquions et souvent nous mettions en déroute la cavalerie ennemie. Nous savions que pris nous serions pendus comme des meurtriers ordinaires, pour le crime de patriotisme, mais je ne crois pas que cette pensée ait jamais fait hésiter personne. Parfois dans les forêts ou le long des routes, nous rencontrions le cadavre d’un des nôtres pendu à un arbre, et ce spectacle ne nous rendait pas plus doux. Notre sang coulait comme de l’eau, et le sang de la vieille noblesse ne manqua pas au sacrifice. Oui, la France eût été sauvée, rien ne m’empêchera de le croire, si quelqu’un avait su nous discipliner et nous conduire. Les guérillas peuvent faire beaucoup ; pour aller jusqu’à la victoire, il faut un chef de génie. Nous n’en avions point. Si le premier Bonaparte eût été là, nous eussions chassé l’ennemi comme Marius les Cimbres. Je crois que les autres nations en conviendront dans l’avenir ; pour le moment, elles sont éblouies, elles ne voient plus clair, elles adorent le soleil levant. Il est rouge de sang et il les aveugle.

Avec le temps, le bruit courut que je me battais comme dix hommes, et j’obtins un grade d’officier dans l’armée régulière. Pour moi, cela ne signifiait rien. Nom, rang, renommée, qu’en aurais-je fait ? J’étais mort, mort avec ma vie d’autrefois. Il me semblait que mon corps fût habité par un démon, qui, à force de s’enivrer de sang, prenait une ressemblance avec l’humanité… telle qu’elle est en temps de guerre.

Je passai des corps-francs dans l’armée de Bourbaki. À mes côtés, je reconnus souvent d’anciens camarades de théâtre. Les artistes ont accompli, eux aussi, leur devoir envers la patrie. Le royaume bafoué de la bohème a envoyé ses enfans par centaines à l’appel de la mort. Pendant tout ce temps, je ne me trouvai jamais en présence du visage que je cherchais partout dans la mêlée, puis, l’ouragan passé, dans les monceaux de cadavres.

— Est-ce un frère que vous voulez retrouver ? me demandait-on souvent en me voyant relever, puis laisser retomber un à un les morts sur le champ de bataille. Et je répondais toujours : — Quelqu’un de plus proche qu’un frère. — N’était-ce pas vrai ? Mais longtemps je cherchai en vain. La France était un océan soulevé par la tempête et sur lequel toutes nos existences ressemblaient à de frêles esquifs ballottés vers la tombe, celles-ci poussées à l’est, d’autres à l’ouest ; elles s’entre-croisaient dans la nuit sans fin, ne se doutant pas que les vents soufflaient si fort.

Lors de la lutte suprême, nous avions fait une tentative pour nous frayer un chemin à travers le mur de fer qui entourait Paris. Soudain, dans l’épais linceul de blanche fumée où je m’enfonçais