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littérature sanscrite, les plus connus sont le Pantchatantra (Pencaméron) et l’Hitopadesa (l’Avis salutaire). Si nous y cherchons la fable du Pot au lait, voici ce que nous trouvons. Dans le Pantchatantra, c’est un brahmane qui, ayant placé son lit au-dessous d’un pot plein de riz qu’il vient d’accrocher au mur, songe toute la nuit aux profits qu’il pourrait tirer de la vente de ce riz, s’il y avait une famine. Il achèterait d’abord une paire de chèvres, puis des vaches, des buffles, des chevaux, il épouserait une belle femme avec une grosse dot, il en aurait un fils qu’il ferait monter sur ses genoux. « Un jour, l’enfant, tout en jouant, s’approchera de trop près des chevaux, j’appellerai ma femme pour le prendre ; elle ne m’entend pas, alors je me lève et lui donne un coup de pied comme celui-ci. » Le coup de pied brise le pot, tout le riz tombe sur l’usurier et l’enfarine. — Dans l’Hitopadesa, le brahmane fait la sieste chez un faïencier, en tenant un bâton à la main pour défendre son plat de riz. Enrichi par des spéculations imaginaires, il épouse quatre femmes, qui un jour se disputent devant lui, ce qui l’oblige à leur administrer une correction ; passant du rêve au geste, Devasarman brise non-seulement son plat, mais les pots rangés autour de lui, et le marchand le chasse de sa boutique. — Voilà incontestablement la source première de la fable du Pot au lait ; mais comment le stupide brahmane s’est-il changé en laitière « légère et court vêtue, » qui pour aller à la ville a mis « cotillon simple et souliers plats ? » N’est-ce point un phénomène des plus étranges que cette longévité des contes d’enfant qui survivent aux langues qui disparaissent, aux empires qui s’écroulent ? « Voilà dit M. Max Müller, des paroles prononcées il y a deux mille ans dans quelque village écarté de l’Inde ; aujourd’hui encore, comme une semence féconde qui a été répandue à mains ouvertes sur le monde, elles portent des fruits qui vont en se multipliant dans ce sol qui, aux yeux de Dieu et des hommes, est le plus précieux de tous : je veux parler de l’âme d’un enfant… »

C’est à travers la Perse et par la route de Bagdad que ces fables sont venues en Europe. Au VIe siècle de notre ère, Barzuyeh, le médecin du roi de Perse Chosroès, en rapporta un recueil de l’Inde, où le roi l’avait envoyé à la recherche d’une herbe à laquelle on attribuait la vertu de rappeler les morts à la vie. Barzuyeh traduisit le livre en pehlvi ou vieux persan. Sa traduction est perdue, mais il nous en reste une version arabe, qui a été faite deux siècles plus tard, sous le règne du grand calife Almanzor, par Abdallah ibn Almokaffa : c’est le recueil connu sous le titre de Kalila et Dimna, dont Sylvestre de Sacy a publié le texte en 1816. Le calife Almanzor était contemporain d’Abdérame, qui régnait en Espagne ; la route était donc dès lors ouverte devant ces contes orientaux pour pénétrer jusqu’aux foyers de la science occidentale. Néanmoins trois siècles s’écoulent avant qu’on en rencontre la trace dans la littérature d’Europe. C’est vers 1080 seulement qu’un Juif nommé