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Toutefois l’action civilisatrice de cette contrée s’exerça par le canal des Phéniciens, et même des Libyens, dans toute cette partie du monde ancien. Ce n’est pas seulement en Chypre et en Crète, c’est dans presque toutes les îles de la mer Egée et dans la Béotie que les Chananéens ont été les instituteurs des Pélasges, des Doriens surtout, avec qui leur génie avait quelque affinité. Combien d’œuvres de l’art archaïque des Hellènes diffèrent à peine des œuvres de la Phénicie ! Les vieux maîtres des îles de Crète et de Samos, les antiques sculpteurs doriens, Canachus, les Éginètes, avec leur canon des proportions, leurs procédés hiératiques, leur style raide, dur et austère, n’ont d’autres traditions que celles de Tyr et de Sidon, où l’influence séculaire de l’Égypte était demeurée prépondérante.

La vraie Grèce, la Grèce où fleurit la poésie des homérides, où naquit la philosophie, où parut pour la première fois dans le monde le grand art idéaliste, la Grèce mère de la science et de la beauté, c’est la Grèce d’Asie, c’est l’Ionie, et les élémens de cette haute culture appartiennent non pas à l’Égypte, mais à l’Assyrie. Ici encore il ne peut être question d’influence directe. La Cappadoce, la Lycie, la Phrygie, surtout la Lydie, jouèrent pour les Grecs des côtes de l’Asie-Mineure le même rôle que les Phéniciens pour les Hellènes des îles et du continent. Tandis qu’une partie de la grande migration aryenne vers l’Occident s’était arrêtée sur les hauts plateaux où fut la Phrygie, une seconde partie, traversant l’Hellespont et la Propontide, avait pénétré dans les vallées et dans les montagnes de la Thrace et de la Macédoine, d’où elle descendit plus tard vers le sud, dans la presqu’île grecque, sous les noms d’Éoliens, d’Achéens et de Doriens. Une troisième partie de la famille aryenne s’avança peu à peu des hautes régions de l’Asie-Mineure vers les côtes, en suivant le cours des fleuves : c’est la famille des Grecs d’Orient ou Ioniens ; en regard des Grecs d’Occident ou Hellènes, ils ont un art, une culture particulière. Ils ne restèrent pas moins distincts des peuples de l’intérieur de la péninsule. M. E. Curtius l’a dit : « On n’observe nulle part plus qu’en Asie-Mineure le contraste de la région de l’intérieur et de celle du littoral, la côte est comme une autre terre, soumise à d’autres lois. Avec sa nature propre, le littoral de l’Asie-Mineure avait donc aussi sa population et son histoire à part. »

De très bonne heure, les Ioniens écumèrent la Méditerranée en hardis pirates, de concert avec les Phéniciens, et ils fondèrent sur le continent des établissemens beaucoup plus considérables que ceux-ci. C’était pure illusion lorsque, au Ve siècle, les Pélasges de l’Attique et du Péloponèse passaient pour indigènes : ils étaient venus de l’Asie-Mineure. Par le commerce et par la conquête, les Ioniens ont plus contribué peut-être que les Phéniciens à la civilisation de leurs frères d’Europe, les Hellènes. Comme l’a