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gonfle sa lèvre inférieure et lui donne un air de défi. L’œuvre de Praxitèle, la fameuse Aphrodite de Cnide qu’on voit encore sur des monnaies, n’avait pas ces allures discrètes, cette coquetterie savante et raffinée, cette impure morbidesse où s’est complu le sculpteur Kléomène. La Vénus de Médicis avec sa feinte pudeur est-elle encore déesse ? N’est-elle pas déjà femme, j’entends patricienne ou impératrice ? Elle a bien de l’esprit pour une olympienne.

Parmi les idoles phéniciennes de Chypre qui sont au Louvre, il en est une au front orné d’une couronne où l’on remarque encore les trous destinés à recevoir des étoiles ou des fleurs. Des colliers entourent son cou et tombent sur sa poitrine. La main droite de la déesse se porte vers son sein, la gauche vers les flancs sacrés d’où les dieux et les hommes sont sortis. N’est-ce point là le geste de l’Aphrodite de Cnide et de la Vénus de Médicis ? C’est le même geste ; seulement il ne faut pas songer à voir ici l’indice d’un sentiment de pudeur émue et craintive. La mère universelle, qui a tant d’enfans, et dont les créatures puisent une vie toujours nouvelle, à ses mamelles intarissables, loin de cacher son sein robuste, le montre, non sans orgueil, aux hommes et aux dieux. Son peuple de colombes, qui tout le jour roucoule amoureusement sur les sombres cyprès qui croissent dans les bosquets sacrés du temple, les milliers d’hiérodules des deux sexes qui la servent, les foules de pèlerins qui viennent, au temps des fêtes, pleurer et se réjouir tour à tour dans le sanctuaire et sous les tentes peintes des prêtresses, tout éloigne de la bonne déesse et de son temple cette grâce chaste et pudique qui charme les sens affinés et blasés de l’homme très civilisé. Au fond, cette grossière terre cuite et l’œuvre des sculpteurs grecs sont un même et unique symbole ; le spiritualisme religieux des Hellènes a transformé du tout au tout, en l’interprétant dans un sens fort différent, le geste symbolique de cette antique déesse chananéenne.

Les métamorphoses de cette idole sont l’image fidèle des transformations par lesquelles la vieille civilisation de l’Asie antérieure, transmise par l’intermédiaire des peuples de l’Asie-Mineure, est devenue la civilisation grecque. Les arts et les religions de la péninsule dérivant en dernière analyse des races diverses qui s’y sont rencontrées et mêlées, il convient de commencer cette étude par quelques considérations d’ethnographie générale. L’éclosion du beau et du divin dans l’espèce humaine est une création de l’esprit de l’homme ; mais l’homme n’est pas quelque chose d’abstrait et de vague, une sorte de genre absolu dont toutes les espèces reproduisent un même type. Les trois grandes races historiques, les Touraniens, les Sémites et les Aryens, ne se ressemblent guère : de là la nécessité de signaler rapidement la part qui revient à chacune