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des bois et des champs, l’air des montagnes, me donnèrent une nouvelle verve ; je respirais enfin. La saison commençait à peine lorsque nous arrivâmes ; j’eus donc tout le temps d’explorer avec ma femme les délicieux environs. Quelques artistes, jeunes gens pleins d’entrain et d’espérances, nous accompagnaient parfois, et l’écho des rochers retentissait de nos chants, de nos rires, à la profonde stupéfaction des grands bœufs qui sortaient d’entre les arbres pour nous regarder de leurs yeux graves et doux. Ce fut un instant de plaisirs purs et sans mélange. Je me rappelle pourtant un nuage, si léger qu’il fût. Dans la partie la plus ancienne de la ville demeurait un vieux couple qui gagnait sa vie en peignant des éventails, des écrans, des bonbonnières et autres menus objets, l’industrie de Spa. Ces gens m’avaient obligé autrefois ; j’allai leur rendre visite, et ils eurent grand’peine à croire que le Piccinino qu’ils avaient connu tout petit eût grandi au point d’aborder une scène qui leur paraissait la plus brillante du monde. Ils s’émerveillèrent surtout de la beauté de ma femme, et le bonhomme voulut lui faire un présent. C’était un petit éventail noir où il venait de peindre avec beaucoup de grâce et de vérité une touffe de violettes. La vieille leva les yeux par-dessus ses lunettes et ne fit pas d’objections, mais je l’entendis marmotter ensuite : — Est-ce qu’elle s’en soucie ? Il n’a ni pierreries ni dorures. — Souvent j’ai eu lieu de constater la sûreté, la cruauté de coup d’œil avec laquelle toute femme lit dans le cœur d’une autre.

Peu de jours après, ce cadeau fait avec tant de bonté fut réduit en mille pièces. Elle l’avait laissé tomber par mégarde du haut d’un balcon. Je lui fis doucement reproche de sa négligence : — Ne sais-tu pas, lui dis-je, que c’est son travail de plusieurs jours qu’il t’a sacrifié, au risque de bien des privations ?

Elle haussa les épaules et répondit : — Bah ! cela n’avait pas de valeur. — Je ramassai les débris dans la rue pour les conserver. Ce n’est qu’étourderie, me disais-je, elle est jeune, elle est femme ; mais pour la première fois il me sembla surprendre une dissonance dans le gazouillement des ruisseaux, une ombre sur le soleil, et je humai avec moins de délices les parfums de l’été. Pourquoi se serait-elle souciée de mon amour plus que de ce pauvre éventail brisé ? S’il n’était question que de valeur, valait-il davantage ?

Bientôt l’avenue ruissela de cavaliers et d’équipages, les oisifs affluèrent dans ces poétiques campagnes, tout devint mouvement et bruit. J’en fus bien aise pour le théâtre. L’accueil qu’on me fit dépassa mes ambitions ; j’acquis même une notoriété assez grande pour qu’on me désignât avec intérêt quand je passais, à l’heure de la musique, sur la jolie promenade de Sept-Heures. — Regardez