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pratiques extérieures d’une dévotion minutieuse qui fatigue l’œil.

Le nihilisme serait embarrassé de se définir lui-même ; son nom, qui convient autant à sa nullité scientifique qu’au vide de sa philosophie, n’est qu’un spirituel sobriquet. Sans études, sans recherches, sans méthode d’aucune sorte, toute son originalité est dans sa crudité. On demandait à un adepte en quoi consistait le nihilisme. « Prenez la terre et le ciel, répondit-il, prenez la vie et la mort, l’âme et Dieu, et crachez dessus, — voila le nihilisme. » C’est bien cela en effet. Le mot est du reste moins choquant pour une oreille russe que pour une oreille française : cracher joue un grand rôle dans, les superstitions des Russes. On crache pour détourner un présage, on crache en signe de mépris, on crache en signe d’étonnement, on crache pour tout. Les jeunes prosélytes du radicalisme russe n’ont eu garde d’oublier cette coutume nationale, et au besoin ils lui empruntent volontiers des images ; c’est encore là une des marques de cette gaminerie juvénile qui est au fond de toutes ces bruyantes prétentions. A Heidelberg, alors fréquenté par de nombreux étudians russes à la suite de certaines affaires des universités de Russie, se publiait, il y a quelques années, un journal ayant pour titre : « tout venant, le crache. Il serait difficile de jeter un défi plus net à l’esprit de vénération, si puissant chez le Russe, qui se courbe encore en deux devant son ancien seigneur, et qui pour le plus petit profit est prêt à se jeter à ses pieds et à les lui baiser. C’est un signe de la profonde discordance des idées et des sentimens dont souffre cette nation, arrivée à l’âge critique qui sépare l’adolescence de la maturité. Au moral comme au physique se rencontrent les deux extrêmes, et à la plus servile vénération politique et religieuse répond le plus effronté cynisme intellectuel et moral. Entre les deux, la grossièreté, une grossièreté naïve chez, l’un, réfléchie chez l’autre, sert de lien, la seconde comme la première étant un signe d’enfance, et l’orgueilleux nihiliste ressemblant en cela à l’humble mougik, dont il se croit séparé par un monde.

Au point de vue psychologique, le nihilisme est sorti de la réunion de deux des penchans opposés du caractère russe, le penchant à l’absolu, le penchant au réalisme. C’est de cet accouplement contre nature qu’est né ce monstre antipathique, qui n’est pas sans ressemblance avec quelques-uns des plus tristes enfans de l’esprit occidental. Nous trouvons encore là un exemple de cette impatience de limite, de ce goût de témérité dans la spéculation, qui sont fréquens chez les Russes, mais, à l’inverse des Allemands, y prétendent peu à la science ou à la méthode, et procèdent par bonds et par caprices. Le nihilisme est déjà passé de mode ; éclos il y a quelques années, il est déjà vieilli, mais les tendances d’où il est sorti