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LA BRANCHE DE LILAS.

lant, si tumultueux, qu’elle prétendait avoir suffisamment de plaisir à suivre de sa fenêtre fleurie ce torrent de la vie des rues qui me semble étourdissant et odieux, mais que les femmes, si rarement poètes et plus rarement artistes, voient d’un autre œil que nous autres ! Je me fis nombre d’ennemis en la tenant reléguée à l’écart de tous mes camarades de théâtre. Souvent depuis j’ai songé que j’avais été dur et injuste sous ce rapport. Quel droit avais-je de me poser en juge ? Les amours de ma pauvre mère n’avaient été bénies par aucun prêtre ; cependant jamais âme plus douce ni plus tendre ne palpita dans un corps humain. Et parmi les membres même les moins respectables de cette confrérie frivole qui m’avait toujours entouré, n’avais-je pas rencontré à certains momens de la générosité, de l’abnégation, jusqu’à des actes d’héroïsme, depuis les jours de mon enfance où la grande coquette de notre troupe avait vendu son collier de verroterie pour m’acheter du pain ? Ne sont-ce pas des vertus que la patience, le contentement de peu, la bonne humeur, le dévoûment à plus malheureux que soi, et faut-il les nier parce qu’il en manque une au nombre ? Oui, ce fut de ma part ingratitude et présomption, je m’en aperçus trop tard, et j’en ai été puni ; il me faut alléguer pour excuse la crainte presque religieuse que j’éprouvais qu’un souffle profane seulement ne troublât l’atmosphère où s’épanouissait mon lis sans tache.

Le printemps revint. C’était absurde peut-être, car je n’avais pas d’argent à perdre, nos dépenses augmentant avec mon gain, mais je ne cessais de remplir sa chambre de ces lilas qui me semblaient être le symbole de la félicité la plus complète qu’aucun homme eût jamais connue. Je les chérissais jusqu’à la superstition, et, quand ils étaient flétris, j’éprouvais à les jeter une sorte de répugnance. Jamais, bien que les allées des jardins publics en fussent jonchées, je n’ai pu fouler un de leurs pétales sans regret.


III

Quand les lilas furent passés, la troupe dont je faisais partie accepta des offres avantageuses qui la conduisirent à Spa pour la saison. Je connaissais le pays. Au temps de ma jeunesse errante, nous l’avions souvent traversé en nous rendant, par la Lorraine et le Luxembourg, aux kermesses des divers bourgs et villages flamands ; il y avait longtemps de cela, et il ne s’agissait plus de dresser humblement sa tente dans quelque quartier retiré à l’intention des gens du peuple ; c’était le monde élégant qui allait venir applaudir un acteur d’une réputation bien établie, sinon très brillante, et qui avait le prestige de Paris autour de son nom. La vue