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peut venir en partie la stérilité relative de la pensée russe. Cette terre nue et terne n’offre guère d’images au poète, de couleurs au peintre ; elle ne renouvelle point les impressions et les idées. Si cette infécondité peut être corrigée dans l’avenir par les larges horizons qu’ouvrent de tous côtés sur le monde la science et la civilisation, c’est à elle qu’il faut dans le passé attribuer beaucoup de l’infériorité du génie russe et slave, par exemple le manque de vie et de vigueur de leur ancienne mythologie à côté de celle des Scandinaves comme de celle des Grecs.


IV

Les deux principaux traits de la nature russe, sa grandeur et son inanité, sont en relation intime avec un des plus marqués et des plus multiples penchans du peuple russe, l’esprit de vénération, l’esprit religieux, la tendance à la superstition et au fatalisme. Il est bon de faire une étude spéciale des sources de ce sentiment, encore l’un des plus vivaces, l’un des plus profonds de la nation. Nulle part il n’y a eu en Europe un tel enfantement de sectes, nulle part il n’y a tant de superstitions de formes païennes ou chrétiennes. On l’oublie souvent en Russie comme à l’étranger, car souvent ce penchant se cache sous le vernis de scepticisme d’une société élégante. Il a joué un grand rôle dans l’histoire du peuple russe et dans la formation même de la nation, et avant d’en étudier les manifestations, dans l’église et dans les sectes, il sera utile de saisir dans son principe cet instinct religieux qui a gardé d’autant plus de puissance sur le peuple russe qu’il est resté plus près de la nature. C’est à celle-ci en effet qu’il en faut demander les premiers germes. On a encore voulu les trouver dans la race, dans le sang slave ; mais cet instinct n’a vraiment un empire particulier que chez le Russe et le Polonais, en tant de choses si différens, en cela si semblables, et chez les uns comme chez les autres l’influence de ce sentiment, que l’on chercherait en vain à ce degré chez les Slaves de l’Elbe et du Danube, s’explique surtout par la nature et par l’éducation historique.

C’est dans le contraste même des deux grands caractères de la nature russe, l’immensité et la pauvreté, que réside le germe du sentiment religieux des Russes. Par ces deux aspects si différens et en apparence si opposés, la nature incline l’âme du même côté. Par le premier, elle vous pénètre de la petitesse de l’homme ; par le second, elle vous rend sensible sa propre faiblesse, éveille dans le cœur des aspirations qu’elle ne peut satisfaire. L’âme se trouve ainsi du même coup atteinte par les deux grandes impressions qui sont à la racine de tout mysticisme, l’instinct de l’infini et celui de