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déboisée. Les forêts sont aussi tristes que les steppes, peut-être plus pauvres d’aspect, car au printemps les steppes ont leur luxuriante végétation herbacée. Les beaux arbres sont rares et ne se rencontrent guère que dans quelques contrées privilégiées du centre ou de l’ouest. Ce sont les mêmes essences qu’en Suède et en Norvège, mais elles n’y ont pas la même vigueur. Au lieu de l’idée de la richesse et de l’énergie de la nature, ces forêts donnent celle de l’impuissance et de l’indigence : elles donnent le sentiment du sommeil et de l’épuisement au lieu de celui de la fécondité et de la vie. Tantôt les arbres sont malingres et rabougris, petits en ayant l’air d’être vieux, tantôt ils sont minces et longs sans être hauts, tous de même taille et de même grosseur, jetant peu d’ombre sur la terre nue au-dessous d’eux. C’est l’éternel contraste du pin au tronc rouge avec le bouleau à l’écorce blanche, — le pin droit et nu avec une maigre tête, le bouleau aux rameaux ténus, au feuillage grêle. Les champs et, les prés offrent encore moins de diversité d’aspects que les bois. La terre n’y reçoit point de la main de l’homme la vie et la variété qu’il lui prête parfois ailleurs. La campagne cultivée a la même monotonie que la végétation spontanée. Partout il y a peu de ces cultures différentes et mélangées qui donnent tant d’animation aux campagnes. C’est comme le même champ qui se prolonge à l’infini, interrompu seulement par de vastes jachères. Point de hameau, point de maison ou de ferme isolée. Dans les steppes comme dans les forêts, le Russe semble avoir peur de se trouver seul dans l’immensité qui l’environne. Le mode de propriété commune augmente le défaut de la nature ; il prive la Russie de ces enclos, de ces haies aux formes capricieuses qui sont pour beaucoup dans le charme des campagnes d’Angleterre et de Normandie. Rien ne saurait rendre la triste platitude, le morne ennui, le manque de vie de ces terres communes, de cette campagne impersonnelle et socialiste où les champs sont confondus ou coupés en longues bandes égales et régulières.

Ce goût pour l’association et la propriété en commun, pour ce que le Russe appelle la vie Cartel, a souvent été attribué au sang slave. Il est plus probable qu’il a ses principales sources moins dans la race que dans la nature d’un côté, dans l’état de civilisation de l’autre. La persistance des communautés agricoles et ouvrières dans la Grande-Russie, ce besoin de se rapprocher, de se grouper pour vivre, n’a certainement pas été sans lien avec cette froide immensité où l’homme isolé se sentait comme perdu et impuissant.

Aux mêmes racines tient un penchant qui prend une direction contraire : c’est le goût d’aventure, de voyage, de vagabondage, ce que chez Les Russes on a appelé du grand mot de goûts nomades. Il est facile d’expliquer le peu d’amour du paysan pour le travail de la terre, son peu d’attachement pour le sol ingrat et triste de la vieille