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positif ; par là surtout, il se distingue du Petit-Russien et des Slaves occidentaux ou méridionaux. Cette qualité dominante se trouve partout chez lui, et tout sert à l’expliquer. Selon la remarque d’un écrivain russe[1], c’est dans les peines séculaires de la colonisation de la Grande-Russie que s’est formée cette disposition à voir en toutes choses le but immédiat et le côté réel de la vie. De là sont nés cet esprit de ressources, cette souplesse physique et morale, cette fertilité de moyens, ce tact des hommes et des choses qui distinguent le Grand-Russe. De cette lutte, qui, employant toutes ses forces, ne lui en laissait aucune pour de plus hautes recherches, lui est venue cette défiance des idées générales, ce dédain des conceptions théoriques, par lequel il contraste si vivement avec l’Allemand. Apparente dans les mœurs, les usages, la politique, les écoles, cette tendance n’est pas moins saillante dans les choses d’où elle semblerait devoir être le plus absente, la poésie et la religion. Les poésies populaires du Grand-Russe montrent peu de goût pour les abstractions ou les personnifications d’aucune sorte. Sa philosophie et sa littérature portent les mêmes traces. Nul peuple n’a l’esprit moins métaphysique, nul ne se préoccupe moins de l’essence des choses. Ses sciences favorites, celles qui déjà l’attirent le plus, sont les sciences physiques, les sciences naturelles et les sciences sociales. Il règne dans la nation, dans les sphères instruites comme dans les masses ignorantes, un positivisme plus ou moins réfléchi. La qualité qu’estime le plus le paysan russe est le bon sens ; le plus grand mal qu’il puisse dire du Polonais, c’est de l’appeler tête sans cervelle. Il y a peu de peuples aussi dépourvus de sentimentalité et s’en faisant davantage un mérite. Il y en a peu qui soient aussi en garde contre les tentations de l’enthousiasme. Aucun peuple n’est moins sujet à de subits entraînemens, aucun ne s’éprend moins de chimères, quelque nobles et brillantes qu’elles soient ; aucun n’est moins porté à se faire le champion d’une idée, le chevalier d’une cause désintéressée ou d’une nation malheureuse. Quand la politique russe a eu de ces airs de naïve générosité, en 1814 en France, en 1849 en Hongrie, c’était le fait de ses souverains, non celui de la nation, et sous ces nobles apparences de désintéressement se cachaient peut-être quelques calculs plus ou moins réfléchis, quelques combinaisons plus ou moins consenties. Avec une grande ambition matérielle et morale pour son pays, le Russe a l’esprit net, ennemi des aventures et des risques ; sachant se rendre compte de la force d’autrui et de ses propres faiblesses, il aime à ne rien compromettre et à marcher sûrement. Il a des sympathies et des antipathies nationales, mais ne se

  1. M. Kavéline, Muili i zamétki o Russkoi istorii, Vestnik Evropi, 1864.