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LA BRANCHE DE LILAS.

Quelle joie, quel orgueil j’éprouvais à cause d’elle, comme j’étais en bons termes avec la création tout entière ! Je donnai un souper à mes camarades, j’achetai pour elle des sucreries, une rose de serre et un fil de perles d’ambre, car elle aimait en enfant tous les colifichets. C’était la nuit des Rois, toute la ville était en réjouissance, mais je ne crois pas qu’il y eût sous aucun de ses nombreux toits un groupe plus joyeux que le nôtre : le vin de Bourgogne était bon, elle était délicieuse avec sa rose d’hiver si rouge sur sa poitrine blanche, et je savais que tous les hommes m’enviaient. Ce fut sans l’ombre d’une crainte ni d’un souci que je portai mon toast à l’avenir.

La même semaine, nous arrivâmes à Paris, où j’obtins tout d’abord un succès dans mon humble sphère. Le théâtre n’avait pas grande importance, il était surtout fréquenté par des étudians et des artistes ; n’importe, c’était un théâtre de Paris, un théâtre fixe, bâti de pierre. Pour moi, qui n’avais jamais joué que sous une toile gonflée par les quatre vents du ciel, le progrès était immense ; d’ailleurs je m’élèverais de là… au premier rang peut-être… La grande affaire est d’avoir le pied posé quelque part et de parvenir à se faire entendre au milieu de la foule et des clameurs d’une capitale. Chaque soir, la salle était pleine ; j’avais donc captivé jusqu’à un certain point ce public parisien, difficile, capricieux, insaisissable. Durant une saison, je fis des rêves d’or. Elle était contente aussi. Nous avions une petite chambre blanche et rose, dorée comme une bonbonnière, très haut perchée sous le toit de zinc d’une maison à nombreux étages, tout près du théâtre. Cette chambre coûtait fort cher, et n’était guère plus grande qu’une coquille de noisette ; mais pour elle c’était le paradis, parce que, surmontant la cheminée, il y avait un miroir, et en face, dans la rue, un café qui se remplissait toute la journée, et au-dessous un grand magasin de dentelles et de châles où les marchands lui permettaient d’aller voir et même toucher les plus précieux tissus pour l’amour de ses beaux yeux. Moi, je pensais souvent avec un vague regret à nos mansardes d’autrefois avec leurs murailles nues, et aux vieilles villes de province où le beffroi sonnait dans l’air tranquille. J’avais toujours vécu un peu à la belle étoile, voyez-vous ; les rues populeuses, l’océan du gaz, m’oppressaient ; il me semblait être en prison, et une prison, même aussi belle que l’est Paris, n’était pas mon fait, cependant je ne le lui laissai jamais voir ; c’eût été égoïste ; elle était si contente ! Quand je rentrais dans la journée, je la trouvais toujours à la fenêtre, sa tête fine appuyée sur sa main, s’amusant de l’animation du café en face de nous. Il y avait une caserne tout près, de sorte que ce café était sans cesse égayé par les uniformes,