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plein visage mon meilleur ami, s’il eût échangé un propos léger avec elle. — Tu es un imbécile, Piccinino, me dit mon directeur ; le sort t’a donné en la personne de ta femme une lanterne d’Aladin, et au lieu de t’en servir, tu l’enfouis sous le boisseau. — Il ne me répéta pas deux fois ces paroles ; jamais depuis nous ne fûmes amis.

La vieille intimité n’existait plus entre mes camarades et moi. J’entendis un jour l’un d’eux qui disait à un autre : — Prends garde ! ce chien-là grogne à présent et mord aussi, paraît-il. On le faisait enrager impunément dans le temps, mais aujourd’hui…

Ma jalousie n’avait cependant, je crois, rien de barbare ; seulement, quand un homme est aussi laid que moi, quand il regarde sa femme comme un ange descendu d’en haut et trop parfait pour rester longtemps à ses côtés ici-bas, il ne peut que se révolter contre un regard, un mot qui semblerait abaisser ce don de Dieu au rang d’une chose tout simplement précieuse et rare que le premier venu peut désirer ou voler. Il y a des pays où les femmes ne sortent que voilées. Je ne voudrais pas qu’il en fût de même en France, je ne souhaiterais pas qu’on empêchât la beauté que Dieu a donnée aux femmes pour les délices de nos yeux de rayonner sur les objets environnans ; pourtant, s’il est permis à l’homme de contempler les étoiles avec une émotion respectueuse, il doit lui être défendu d’examiner effrontément ou d’aborder avec familiarité un de ces êtres dont les charmes extérieurs ne doivent être que le reflet de la pureté intime. C’était pour cela que je cherchais à la protéger contre des paroles ou des regards qu’elle eût pu ne point remarquer ou comprendre, et parfois, ne sachant pas pourquoi j’agissais ainsi, il lui arrivait de s’impatienter, de bouder comme un enfant gâté auquel on résiste ; mais elle savait si bien redevenir gale, et rire, et chanter ! Non, je ne puis croire qu’elle fût malheureuse !

Au milieu de l’hiver, un grand événement survint dans ma vie : je l’avais toujours rêvé, sans oser jamais croire que je fusse digne de tant d’honneur. Tandis que nous étions dans une province du centre, vers l’époque de Noël, le directeur d’un théâtre de genre me vit et prit de moi une opinion assez favorable pour me dire après le spectacle : — Vous êtes un vrai comédien. Personne ne vous l’a donc jamais dit, que vous errez de la sorte avec une baraque de foire ? Venez, je vous ferai connaître à Paris.

J’acceptai l’offre, cela va sans dire, et je courus avertir ma femme. Elle jeta ses bras avec transport autour de mon cou, et au milieu de mille caresses : — Je vais donc être heureuse, répétait-elle, et voir le monde ! — Puis elle entama une série de jolis projets de plaisir et de parures comme si une grosse fortune me fût tombée des nues. Je ne songeais pas à raisonner avec elle, j’étais triomphant moi-même.