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LA BRANCHE DE LILAS.

de se pencher vers moi d’en haut, elle descendit la rue, revenant de porter quelque dentelle. Nous nous trouvâmes soudain tout seuls, elle et moi, en face l’un de l’autre, sous ce soleil, dans ce silence.

Elle portait une jupe verte, je me le rappelle, et un corsage blanc, elle abritait ses cheveux, qui brillaient sous le petit mouchoir jaune, d’une touffe de larges feuilles entrelacées. On eût dit une fleur sortie tout à coup du pavé grisâtre et fendillé. Soit chaleur, soit fatigue, elle était plus pâle qu’à l’ordinaire, ses yeux étaient plus doux. Il me vint un peu de courage, et j’osai lui parler. Je savais que c’était insensé, je savais qu’aucune femme ne pouvait me regarder avec d’autre sentiment qu’un sentiment de dégoût, tout au plus de pitié, je savais qu’un cœur d’homme pouvait se briser sans que personne s’en souciât, si l’homme était fait comme moi ; cependant je parlai, sans avoir conscience de ce que je disais, sous cette impulsion qui parfois au théâtre m’élevait au-dessus de moi-même. Je n’espérais pas la toucher, cependant je parlais : — Ce sera fini ensuite, pensais-je, il le faut.

Je dus la prier comme on prie Dieu. Je ne lui demandais pas d’amour, — autant demander le soleil lui-même ; j’implorais un peu de compassion, un peu de patience. N’était-ce pas un crime, hélas ! de la part d’un pauvre diable déshérité tel que moi de parler d’amour à aucune femme ?

Quand mon cœur se fut répandu, quand la voix eut expiré sur mes lèvres arides, je frissonnai de terreur. J’attendais son rire, son rire charmant, cruel, naïf, impitoyable. Elle garda le silence, puis trembla, pâlit à son tour, et se tut encore. J’écoutais mon cœur battre lourdement dans le silence. C’était tout le bruit de ce moment-là. Soudain elle me regarda, sa bouche frémit, et bien bas, dans un soupir :

— Je suis toute seule, dit-elle, toute seule.

Que devais-je penser ? La rue ensoleillée, les œillets rouges, le ciel d’un bleu cru, le feuillage altéré, tout tourna autour de moi. C’était impossible !

Elle continua de me regarder, rit d’un petit rire léger, et avec l’air de dédain coquet que je lui connaissais, murmura très rapidement à travers ses larmes : — Entendez-vous bien ? Vous êtes si laid, si absurde, vous avez une bouche de grenouille, des yeux de poisson ; mais vous êtes bon, vous savez dire de belles choses, et je suis toute seule.

Alors je compris ce qu’elle voulait dire. Ah ! Dieu, si j’avais pu mourir quand le ciel s’ouvrait ainsi !

Tout était-il mensonge ? Je me le suis souvent demandé. Non,…