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larme avait noyé ces yeux clairs où se mirait si bien le soleil. Je rentrai donc le cœur serré en dépit de mon succès. Un succès de cet ordre-là, auprès de gens simples, sans goût et sans jugement, que valait-il ? peut-être m’eût-on sifflé dans les grandes villes. Pour la première fois mon métier me parut misérable, car je suivais en imagination la radieuse créature jusqu’à sa demeure, et je la voyais dénouer son épaisse chevelure devant le miroir, en riant à la seule pensée qu’un garçon aussi laid, aussi obscur que moi, crût atteindre à la gloire parce que des ouvriers ou des paysans applaudissaient. Comme je regagnais ma demeure dans l’obscurité, son rire éclatait à l’entour de moi dans le feuillage, dans les fontaines, dans la chanson frémissante des insectes cachés sous l’herbe. Oui, tout cela riait de son rire et répétait avec une moquerie d’autant plus amère qu’elle venait de choses si faibles et si douces : — Laid et bête à la fois ! Pourquoi Dieu met-il au monde des êtres pareils ? — Pourquoi ? Je me le suis demandé souvent aussi.

Vous voyez que mon histoire n’a rien de neuf ; elle est bien commune au contraire. J’étais un sot.

Ce soir-là, mon directeur me suivit dans la mansarde où je couchais, et me dit qu’il augmenterait mes appointemens si je voulais rester un mois entier avec lui dans cette petite ville où nous étions populaires, et dont les habitans, tanneurs ou vignerons, étaient gens fort à leur aise qui n’auraient garde de manquer le spectacle de toute la saison d’été.

Je profitai avidement de son offre, ne connaissant désormais sur la terre qu’une seule route qui valût la peine qu’on y marchât, la route où fleurissaient les lilas.

Nous restâmes jusqu’à ce qu’ils fussent fanés, et longtemps auparavant je connaissais son nom et sa demeure. Son nom, je ne le prononcerai pas ; qu’il meure avec moi ! Du premier jour où je la vis, elle fut toujours Elle dans ma pensée.

Son logis était au plus haut d’une vieille maison, au coin de certaine rue sombre et mon tueuse, tout près du ciel. Le jardin où je l’avais entrevue d’abord était proche, et elle y allait souvent. Elle gagnait son pain en faisant de la dentelle. Combien de fois l’ai-je épiée, assise à la fenêtre treillissée, ses cheveux d’or noués dans un foulard couleur d’or aussi, ses petits doigts rosés courant parmi les bobines, et le coussin inerte pressé contre la tiède blancheur de son sein ! J’étais, moi, caché dans l’ombre d’un porche en face, bien au-dessous d’elle. Et durant tout ce temps les lilas fleurissaient ; elle en avait une grosse touffe dans certain vase de terre brune écorné, sur le rebord de sa fenêtre ; tandis que je l’admirais d’en bas, le vent m’apportait une bouffée de leur parfum. Je me di-