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LA BRANCHE DE LILAS.

Je me tus ; comment aurais-je expliqué la révolution qui s’était produite en moi ? Cette branche de lilas… mais qui l’eût cru ? On ne croit jamais ce qui est vrai.

Il se trouva que, malgré les craintes du directeur, le public ne se plaignit pas de l’émotion qu’on lui avait imposée en promettant de le divertir ; la pièce lui plut tout autant sous son dernier aspect ; on admira en outre la variété de mes moyens. — Qui sait ? dirent quelques prophètes en quittant le théâtre, il pourra être célèbre un jour et aller même à Paris. — Lorsque la pièce fut affichée de nouveau, je voulus revenir à l’ancienne manière ; mais les gens de la ville exigèrent en chœur que Piccinino donnât une fois de plus la preuve du nouveau talent que le temps ou le hasard avait développé en lui. Nous n’étions pas des artistes de génie pour disposer à notre guise du public ; il n’y avait qu’à obéir. Dès mon entrée en scène, je sentis, avant même de l’avoir vue, qu’elle était là. L’éclair de ses yeux d’enfant si doux et si malicieux jaillit sur moi par-dessus la rampe fumeuse : je bégayai, je trébuchai, le sang m’aveugla. Les camarades qui me donnaient la réplique me soufflèrent, avec aigreur cette fois, à l’oreille : — Qu’est-ce qui te prend, Piccinino ? es-tu donc ivre ou malade ? — Ils ne parvinrent pas à rompre l’enchantement qui me maîtrisait. Je restai muet, l’œil fixe… Le public s’irrita : sa faveur était mon pain quotidien, son courroux pouvait être ma ruine ; je n’en tenais pas compte. La tête dorée qui m’était apparue derrière les lilas rayonnait seule pour moi, effaçant tout son rustique entourage. Soudain il me sembla que les murmures croissans étaient dominés par une petite voix argentine : — Si laid et si bête à la fois, disait-elle avec son insouciante cruauté ; c’est vraiment trop pour un seul ! — Ces mots furent suivis de l’éclat de rire mutin qui avait accompagné le don de la branche. Il n’en fallut pas davantage pour me réveiller ; imaginez une épine qui s’enfonce dans une blessure ouverte. Je ne savais pas ce que je faisais, ce que je disais ; le public avait plus que jamais disparu, mais je jouais pour une seule personne avec toute l’âme qui était en moi, et on prétendit que je me surpassais moi-même ; l’admiration générale devint de la stupeur, presque de l’effroi ; du moins ceci me fut dit depuis, car je ne compris rien, bien entendu, sauf que j’étais rappelé à plusieurs reprises, que les chapeaux, les mouchoirs s’agitaient en mon honneur, que je sortais enfin au milieu d’un rugissement de bravos. L’ovation se serait terminée au cabaret, si je n’eusse échappé avec une sorte de fureur aux mains qui m’entraînaient pour courir guetter en cachette le passage des femmes ; mais j’arrivai trop tard. Elle était partie, et j’ignorais si auprès d’elle j’avais triomphé, si une