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organisation rationnelle de l’humanité. Le malheur est que jusqu’à présent tous ces plans qui s’ajustaient si bien entre eux et fondaient sur le papier l’ère de la félicité universelle n’ont pu s’ajuster à la réalité, ni faire vivre une heure un embryon de société. L’industrie ou la passion, prises comme ressorts moteurs, ne peuvent remplacer les lois morales auxquelles, dans tous ces systèmes, elles prétendent se substituer.

Il n’en est pas moins juste de reconnaître que des hommes comme Charles Fourier, par sa critique si vive, parfois si ingénieuse, si pénétrante, des vices et des contradictions de la civilisation, des penseurs tels que Saint-Simon, par la hardiesse de ses vues historiques, ont contribué à élargir la notion du progrès social et à la populariser en dehors du cercle des philosophes et des savans. Pour ne parler que de Saint-Simon, en tant que philosophe et théoricien du progrès, on ne peut oublier qu’il a le premier révélé avec une grande force le progrès constant de l’importance du travail dans les sociétés, l’élévation des états sociaux en proportion du rôle du travail prédominant et glorifié. Le premier il a conçu l’ingénieuse méthode des séries homogènes, qui présentent une progression croissante ou décroissante des grands faits de l’histoire, tels que l’antagonisme, la guerre, la concurrence, l’industrie, la liberté, l’autorité, et nous permettent d’affirmer, d’après le tableau des différens siècles, si ces faits dominateurs vont en grandissant ou en s’effaçant de plus en plus, et d’en déduire quelques lois de l’avenir humain. Enfin ce n’est pas la conception d’un esprit vulgaire que celle qui divise l’histoire en deux espèces d’époques : les époques organiques et les époques critiques, — les unes qui représentent le moment où les sociétés procèdent par synthèse, vivant dans l’unité d’une doctrine et d’une foi communes, — les autres qui expriment le travail contraire, l’analyse, à l’heure où la foi commune s’éteint et où la société que cette doctrine reliait dans ses idées, dans ses institutions et ses mœurs se désagrège, se dissout en poussière d’individus, de croyances anarchiques ou d’incrédulités passionnées. Le règne alternatif d’un dogmatisme qui s’impose à l’ordre social tout entier et de la critique individuelle qui le détruit, — le travail obstiné de l’esprit humain à réparer les ruines qu’il a faites et à relever sur les débris de l’ancien un ordre nouveau qui durera jusqu’à l’heure où la doctrine nouvelle aura vieilli, deviendra stérile et tombera à son tour, — enfin le progrès s’accomplissant à travers ces alternatives de foi et d’incrédulité jusqu’au jour où une doctrine sociale sera trouvée, assez large pour contenir toutes les parties durables des croyances et des systèmes, — synthèse définitive où se réconcilieront l’esprit dogmatique et l’esprit critique, où revivront, élargies, les époques organiques du passé, lesquelles n’ont succombé que par leur côté