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mentanément éveillée de sa torpeur, était aminée par une affluence de paysans qui se joignait à la population pour encombrer le champ de foire et le mail. Comme je passais, portant ma part de tente, le flageolet et le tambour sonnant avec leur gaîté ordinaire devant nos pas fatigués, j’entendis soudain une voix au-dessus de ma tête, une voix de femme, haute et claire. — Qu’il est laid celui-là ! s’écriait-elle en riant. Sa figure à elle seule est une charge. Il ferait mourir de rire les chiens de la rue.

— Chut ! dit une autre voix. Qui sait ? peut-être entend-il, et il a l’air si fatigué !

La première voix éclata de plus belle : — Bah ! il est trop laid ! Pourquoi Dieu met-il au monde des êtres pareils ?

Et une branche de lilas m’effleura le visage d’une caresse singulièrement fraîche et suave. Celle qui parlait si haut me l’avait jetée dans sa gaîté moqueuse. Il y avait dessus un petit papillon couleur de safran et une abeille dorée. L’abeille s’arrêta sur ma main l’espace d’une seconde, puis s’envola ; le papillon resta collé aux fleurs. Je levai les yeux. Elle s’appuyait au vieux mur moussu, les branches de lilas s’entre-croisant au-dessus, au-dessous et tout autour d’elle ; ses cheveux d’or brillaient au soleil ; elle avait une grappe de lilas au corsage. Vous la peindrai-je ? Non. Pensez seulement à la femme qui, pour vous, entre toutes celles de son sexe, a représenté l’amour.

Ce n’était qu’une fille du peuple, une orpheline qui, simplement vêtue, se reposait de son travail de la journée en regardant les passans par-dessus le mur. Pour moi, elle devint l’univers. Chose étrange, nous voyons des milliers de visages, nous entendons des milliers de voix, nous rencontrons des milliers de femmes une fleur au corsage, un sourire dans les yeux, et elles ne nous touchent pas. Puis il en passe une qui est pour nous la vie et la mort, et qui joue avec l’une ou l’autre aussi étourdiment qu’un enfant avec ses hochets. Elle n’est ni meilleure ni plus belle que toutes les précédentes, et pourtant sans elle le monde serait vide pour nous.

Je continuai ma marche, tenant la branche de lilas, cette pauvre branche aujourd’hui desséchée. Elle était si brillante alors, si parfumée, si fraîche sous les baisers du papillon et de l’abeille ! Il y a de cela juste deux ans. Les lilas sont-ils en fleur là-bas, je me le demande ? Bien sûr, et elle les cueille, et elle les jette à son amant. Pourquoi pas ?

Pensera-t-elle à la branche qui est morte, à la branche qui fleurissait dans la saison dernière,… il y a si longtemps, si longtemps ? Non, sans doute. Les lilas ne vivent qu’un jour, mais cette