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qui désertent les campagnes pour se faire ouvriers. Les périls moraux et politiques de ces grandes agglomérations, surtout quand elles sont développées par des causes artificielles, n’ont plus rien à nous apprendre. Comment ne pas reconnaître d’ailleurs que les raisons du mal sont plus profondes ? Nous avons vu tant de révolutions ! L’instabilité générale a porté si souvent au sommet ce qui était au dernier rang ! Les ouvriers ont assisté à la fortune de tant de parvenus, soit du travail, soit du hasard, qu’il serait extraordinaire que ces exemples, dont ils analysent mal les causes, ne les eussent pas enivrés ! Qui contiendrait l’envie, la haine, la volonté de jouir à tout prix ? Sera-ce le frein religieux, les consolantes espérances qui aident si efficacement à se résigner aux souffrances qu’on ne peut fuir que par l’emploi des moyens illégitimes ? On sait où en sont ces appuis moraux de l’homme dans sa lutte contre lui-même. L’intérêt bien entendu, insuffisant d’ailleurs, est loin de se faire toujours écouter dans la classe où les instincts dominent le plus. Les théories d’irresponsabilité, la flatterie organisée qui tend à pervertir tous les jours le bon sens de cette classe, à lui donner une idée chimérique de ce qui est réalisable, à exagérer à ses yeux sa propre puissance, les utopies socialistes qui représentent la société transformée comme un paradis dont les jouissances effaceront les recherches les plus raffinées de notre civilisation, enfin je ne sais quel rêve de luxe malsain qui a plus d’une fois même inspiré les crimes de scélérats fascinés par de mauvais : livres ou plutôt empoisonnés par l’influence de l’air environnant, toutes ces causes ont eu et conservent une action funeste sur les classes ouvrières. Aussi les voit-on fréquemment, pour se mettre à la poursuite de vaines ombres, abandonner le problème si net et si précis qui se pose devant elles, celui de leur amélioration par le travail, par l’instruction bien appropriée, par l’épargne, par le sage emploi des moyens de crédit dont elles disposent et qui s’accroîtront en raison de leur valeur morale et de leur capacité professionnelle. Il est plus facile en effet de s’élancer d’un bond vers le luxe et d’en saisir quelques parcelles que de viser au solide bien-être par des efforts continus ; mais n’est-ce pas un des plus singuliers symptômes d’une société livrée à l’empire croissant de la démocratie, que ce soit aujourd’hui le peuple qui paraisse atteint dans la plus forte proportion de la vieille maladie des riches, des puissans, des heureux de la terre ?


HENRI BAUDRILLART.