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un être sentant. Comme ses sensations présentes ou renouvelées le mènent à coup sûr, pourquoi donc aurait-il besoin de généraliser? Indispensable à l’homme, le pouvoir généralisateur est inutile à l’animal. Son intelligence purement sensitive n’a donc aucune prise sur le beau, lequel, répétons-le, est chose générale.

C’est impossible, répliquera M. Darwin. Quoi! vous refusez le sens du beau à l’animal? Comment dans cette hypothèse expliquerez-vous les combats d’amour, les étalages de plumes et de couleur, les parades nuptiales, ces tournois où les mâles briguent et obtiennent le prix de la beauté? Ces mouvemens calculés, ces coquetteries, ne peuvent avoir lieu sans motif, et, s’ils en ont un, ce n’est évidemment que la séduction des femelles. — Je conviens que ces faits présentent une sorte de mystère que la science n’a pas encore éclairci. Il faudra de nombreuses années, et cette héroïque patience qui équivaut, dit-on, au génie, pour découvrir les secrets mobiles qui poussent l’animal dans une multitude de démarches singulières. Cependant, hypothèse pour hypothèse, il y en a une qui semblera, croyons-nous, simple et naturelle. Nous ne la présentons qu’à titre d’hypothèse; mais, si notre explication n’est pas plus démontrée que celle de M. Darwin, elle est peut-être plus vraisemblable.

Aux époques printanières, l’animal est tourmenté par le plus impérieux de tous les instincts. Sous l’influence d’un besoin dont la violence est sans égale, piqué par un aiguillon brûlant, il marche, il court, il s’agite; il attaque, déchire, détruit, s’il le peut, le rival qui lui fait obstacle. Si son naturel est pacifique, il ne combat point; mais il dépense en mouvemens bizarres et multipliés la force surabondante dont l’excès l’accable. S’il est organisé pour chanter, il chante; s’il est capable de crier, de hurler, il crie, il hurle. Point n’est besoin du désir de plaire et de la conscience de sa beauté pour rendre compte de cette surexcitation. L’état physiologique où il se débat y suffit et au-delà. Maintenant on admet sans difficulté que la femelle est dans une situation analogue. La puissance de sensation de celle-ci est au paroxysme : elle voit mieux, elle entend mieux que jamais. Elle verra mieux celui des mâles dont les couleurs sont plus vives, la taille plus grande, les gestes plus violens et plus vigoureusement exécutés. Elle entendra mieux le mâle qui chante, hurle, ou crie plus fort ou plus longtemps; de là à le préférer, il n’y a pas loin. J’accorde donc qu’il y aura préférence, si l’on veut, mais préférence sous l’impulsion maîtresse d’une sensation, non d’un sentiment, d’une secousse, non d’une idée, d’un appétit, non d’un jugement de beauté. L’animal aura manifesté ses facultés propres, ses instincts spéciaux. Les parades, les tournois, les étalages, tous ces spectacles auxquels vous savez si bien nous intéres-