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C’est la conséquence de la théorie : le mari a pour chef le Christ, mais la femme a pour chef son mari. Son église, c’est sa propre maison, où elle doit avoir toujours le chapelet au poing, faire les centaines de signes de croix et de prosternations ; requises pour le salut, observer rigoureusement les jeunes prescrits par l’église orthodoxe, rivaliser de dévotion et d’ascétisme avec les saintes femmes réellement enfermées au couvent. Tel est le plan de vie que trace aux princesses et aux femmes distinguées de son temps, dans son Économie domestique (Domostroi), le pope Silvestre, qui fut un moment le directeur de conscience et le ministre d’Ivan le Terrible.

On peut imaginer combien un tel idéal, de tels principes, devaient être funestes à la vie de société. Presque jamais les hommes et les femmes ne se rencontraient. La dame russe était toujours cachée aux regards de tous par des murailles, des tentures ou des voiles. Dans sa maison même, la plus grande partie de ses serviteurs pouvaient fort bien ne l’avoir jamais vue. Les amis de son mari n’existaient pas pour elle : elle ne présidait pas aux festins qui leur étaient donnés ; mais elle pouvait recevoir ses propres amies dans ses appartemens. Cependant, lorsque les hôtes de l’époux étaient tout à fait des intimes ou des personnages auxquels il voulait faire le plus grand honneur, on procédait à une curieuse cérémonie, d’un caractère presque chevaleresque et occidental, et que le roman a mise en scène dans le Prince Sérébrany[1]. A la fin du repas, sur l’invitation de son mari, la maîtresse de la maison descendait, comme la Pénélope d’Homère, l’escalier du gynécée, toute parée, ayant à la main une coupe d’or. Après y avoir trempé les lèvres, elle la présentait à chacun des convives ; puis elle se tenait debout à la place d’honneur, et chacun après une profonde salutation venait l’embrasser. C’était comme une tradition de l’antique hospitalité slave qui venait briser la règle monastique du régime-byzantino-russe.

Si la réclusion était de règle pour les femmes d’un rang distingué, elle constituait une obligation encore plus étroite pour une tsarine de Moscou. De cette demeure déjà sacrée du Terem impérial, elle devait faire un véritable sanctuaire ; elle devait achever en elle-même ce caractère de sainteté que lui conférait déjà sa qualité d’épouse du tsar. « Il n’y a pas une souveraine en Europe, écrivait Reitenfels, qui soit aussi respectée de ses sujets que la tsarine. Les Russes n’osent même pas parler d’elle librement, ni lever les yeux sur elle. Quand elle se promène dans la ville ou dans la campagne, sa voiture est toujours fermée de rideaux, afin que personne ne

  1. Le Prince Sérébrany, par le comte Tolstoï, traduit en français par le prince A. Galitzine sous ce titre, Ivan le Terrible, Paris 1872.