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unique de fonder chez elle le véritable régime constitutionnel. Le ciel lui envoyait un souverain plein de loyauté et de droiture, né dans le pays du continent où se sont le mieux acclimatées toutes les libertés anglaises, élevé à la meilleure école, brave comme son père et comme lui respectueux pour les droits de ses peuples. Ce roi faisait asseoir avec lui sur le trône une femme éminente, qui unissait à la beauté une âme généreuse et une intelligence peu commune. Qu’a fait l’Espagne de ce trésor ? Elle a méconnu son bonheur, elle l’a jeté à tous les vents.

À cela les Espagnols répondent qu’ils peuvent alléguer plus d’une circonstance atténuante, et que les astres ne leur ont pas été aussi propices qu’on le dit. Dans la situation troublée, pleine de périls, où les avaient réduits les égaremens de la reine Isabelle et la révolution de septembre, ils auraient eu besoin, pour cingler heureusement parmi les écueils, d’un pilote savant dans son métier, blanchi dans les dangers, et qui eût l’expérience des tempêtes. La barque devait périr entre les mains novices d’un cadet de vingt-cinq ans, qui, n’ayant encore rien vu, ignorait les hommes, le monde, la politique, et, en dépit de ses bonnes intentions, préférait ses plaisirs à la fatigue des affaires. « Un jeune prince, a dit M. Bagehot, ne se sent guère attiré par la perspective éloignée d’obtenir un peu d’influence dans des questions arides. Il pourra former de bonnes résolutions et se dire : — L’an prochain, je me mettrai à lire tels documens, j’étudierai le monde politique et m’informerai davantage de ce qui s’y passe ; je ne permettrai plus à ces femmes de me parler comme elles le font. — Elles ne lui en parleront pas moins. La paresse la plus incurable est celle qui se berce des projets les meilleurs. On doit bien penser que le ministre dont le pouvoir serait amoindri par l’ingérence du roi dans les affaires ne le pressera pas trop de s’y livrer. » En effet, les ministres du roi Amédée ne l’ont point pressé de renoncer à ses distractions favorites ; mais ils l’ont blâmé de ne pas les choisir avec assez de discernement, de ne pas se soucier de l’opinion, de mépriser l’étiquette, de pousser trop loin la facilité de la vie et des manières, d’en user trop familièrement avec sa royale dignité, et de trop vivre comme un particulier qui se trouve embarrassé d’une couronne et tâche de s’en soulager en la mettant sous son bras. Un souverain est condamné à représenter, à se souvenir qu’on le regarde. On raconte que la sensation fut grande à Madrid quand l’infante Isabelle obtint, à force d’instances, de Ferdinand VII la permission de prendre un abonnement à l’Opéra ; ce fut une atteinte au culte de la royauté. Il est naturel que les idoles s’ennuient sur leur piédestal et les reliques dans leur châsse ; mais il faut choisir entre le plaisir et le respect, et une femme d’esprit