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par la sagesse suivie de sa conduite l’étonnement de ses ennemis comme de ses amis. L’épreuve la plus redoutable qui attende un aventurier, c’est le succès. Il faut que ses pensées grandissent avec sa fortune, et que, monté au rang qu’il convoitait, il rompe avec son passé, avec ses habitudes et ses souvenirs, pour se transformer en homme d’état. Ceux-là seulement qui ont de l’étoffe se prêtent à ces métamorphoses, et don Juan Prim prouva bientôt que le conspirateur d’Aranjuez possédait les qualités d’un politique, la justesse du coup d’œil, le sentiment net des situations, l’habile maniement des hommes et des intérêts, l’adresse de se servir de son autorité sans la commettre hors de propos, la stratégie des assemblées, une éloquence sobre, nerveuse, qui allait droit au fait, et avec l’art de parler l’art plus utile encore de se taire. Un Portugais a remarqué que ce dernier talent, fort admiré dans un pays qui parle beaucoup, fait ressembler un homme à une cathédrale gothique et lui donne le prestige de l’obscurité et du mystère.

Le président du conseil n’avait pas besogne faite. Il est déjà difficile de gouverner une assemblée composée de deux partis, la difficulté est bien plus grande, encore quand il y en a trois. Les oscillations du centre, qui fournit l’appoint nécessaire à la majorité, donnent de perpétuelles inquiétudes au ministère et l’obligent à une politique de bascule. Les radicaux ou démocrates monarchistes, conduits par un homme de grande popularité, M. Rivero, et un homme de grand talent, M. Martos, jouaient un rôle prépondérant dans les cortès constituantes de 1869. Ils étaient d’accord avec l’union libérale pour vouloir un roi, comme ils s’étaient joints aux républicains pour faire une constitution démocratique autant que possible. Le gouvernement ne pouvait attendre d’eux qu’un appui conditionnel. Il était malaisé de les satisfaire, dangereux de les mécontenter ; il fallait sans cesse négocier avec ces monarchistes de circonstance, une imprudence eût tout perdu. Les monarchistes de conviction étaient divisés eux-mêmes en une foule de petits partis, qui avaient chacun son candidat au trône. Les uns voulaient une royauté nationale et viagère, et ils avaient jeté leur dévolu sur un vieillard, le duc de la Victoire. Une fraction de l’union libérale avait refusé de participer à la révolution de septembre ; cette petite troupe, dirigée par un homme supérieur, M. Canovas del Castillo, qui, aussi habile orateur que sagace politique, joignait l’autorité du caractère à celle du talent, tenait pour la royauté légitime représentée par le jeune prince Alphonse. D’autres, et parmi eux d’importans personnages tels que le régent du royaume et l’amiral Topete, le plus timoré et le moins triomphant des vainqueurs de septembre, inclinaient pour la substitution de la branche cadette