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société à l’esprit moderne, qui affranchit l’individu de l’église, de la commune, de la corporation, de la famille même, pour l’abandonner à l’isolement. Quant aux sociétés ouvrières catholiques, dont le nombre est déjà respectable, elles sont aussi légales et aussi légitimes que les associations patronnées par les progressistes. Vieux et nouveaux catholiques, protestans orthodoxes ou libéraux, politiques de tous les partis offrent à l’envi leur appui au travailleur, et celui-ci sait le poids de son suffrage en le voyant partout recherché. Quoi d’étonnant qu’il confonde à son tour la question sociale et la question politique, et que, laissant à leurs disputes les réformateurs, universitaires ou ecclésiastiques, des bourgeois après tout, il se tourne vers les démocrates socialistes, c’est-à-dire vers les révolutionnaires !


II.

Un nom et une idée dominent les fractions du parti révolutionnaire socialiste en Allemagne, le nom de Lassalle et l’idée que la société actuelle est radicalement incapable d’améliorer le sort de ceux qui souffrent. Si court qu’ait été l’apostolat de Lassalle, brusquement terminé par sa fin tragique, on peut dire que son esprit vit encore au milieu de ses disciples. Ceux que sa parole avait réunis sont divisés par des querelles de personnes ou de programmes; de la « Ligue générale des travailleurs allemands, » fondée par lui en 1863, est sorti, par une sorte de schisme, le « Parti démocratique socialiste des travailleurs allemands. » La « Ligue » se vante d’avoir conservé seule les traditions du maître et le culte de sa personne, tandis que le « Parti » a répudié cette idolâtrie, comme contraire à l’esprit démocratique; de part et d’autre on s’observe, on se suspecte, on s’insulte même, mais on fait en commun une guerre acharnée à la société, que Lassalle a condamnée. Dans toutes les mémoires est gravé le souvenir de cette joute célèbre où le vénérable M. Schulze-Delitsch reçut de si terribles coups du champion « des déshérités. » La thèse de Lassalle était faite pour séduire, car il démontrait l’inutilité absolue de l’épargne, si péniblement amassée qu’elle fût. Il raillait amèrement ces mesquines fondations de caisses de secours, d’assurances mutuelles, expédiens inventés par la bourgeoisie, miettes de pain jetées au monde des affamés. Sa dialectique, empruntée à l’école de Hegel, déchirait la loi des salaires et ruinait tout le système actuel de production. Une immense érudition lui fournissait en abondance de spécieux argumens contre le capital et la propriété, ces « catégories historiques » qui n’ont qu’une raison d’être relative et qui disparaîtront avec les circonstances passagères d’où elles sont nées. Il prêchait