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dirent son retour en célébrant ses exploits dans des chants qui se popularisèrent à l’ouest et au nord de la France, et se transformèrent en épopées. On lui attribua la fondation d’un ordre de chevalerie dont les membres, choisis parmi l’élite des preux, se réunissaient autour d’une table qui indiquait par sa forme ronde qu’ils étaient tous égaux entre eux comme les rayons d’un cercle. Ces chevaliers devinrent à leur tour le sujet d’épopées nouvelles ; ils se groupèrent autour d’Arthur comme les douze pairs autour de Charlemagne, et le récit de leurs aventures forma un nouveau cycle qui porte la profonde empreinte de sa double origine[1] : les traditions bretonnes s’y mêlent aux traditions de la féodalité française. On y voit figurer, comme le dernier représentant de la mythologie celtique, l’enchanteur Merlin, le fils de l’incube, le prophète de la revanche des Bretons, qui unit à la piété d’un moine la galanterie d’un poursuivant d’armes, les instincts sauvages d’un Celte, la science d’un clerc, la puissance surnaturelle d’un sorcier. Morgane, la reine du pays d’Avallon, le paradis des fées, sort comme Vénus de l’écume des flots ; maître Rigaudin de Galles, le Vulcain de la chevalerie, forge pour le fils d’Uter Pandragon des armures impénétrables à l’acier le mieux trempé ; la belle Esmérée, la fille du roi Gringars, changée en guivre par un abominable maléfice, fascine au milieu des ruines de la cité Gastée le valeureux fils de Gauvain ; le roi Ban, le roi Bor, le roi Loll et le roi Léodagan se disputent la couronne du pays de Galles ; les dragons blancs et les dragons roux, symbole des Bretons et des Saxons, se livrent sous la terre des combats acharnés qui font trembler les vieilles tours sur leur base. Lancelot, Ivain, Tristan, Perceforet, courent les aventures de guerre et d’amour, tandis que d’autres traversent les mers et les montagnes pour rechercher le saint Graal, ce vase trois fois sacré dans lequel le Sauveur avait, dit-on, mangé l’agneau pascal lorsqu’il célébra la cène avec ses disciples, et que Joseph d’Arimathie avait perdu pendant un voyage qu’il fit en Angleterre pour y annoncer l’Évangile.

Les souvenirs de la Table-Ronde sont toujours vivans dans la Bretagne ; les derniers échos de la langue gauloise se sont prolongés à travers les siècles sur cette terre de granit recouverte de chênes,

  1. Possidonius, le philosophe d’Apamée de Syrie, qui parcourut la Gaule quelques années avant notre ère, nous apprend qu’aux jours de festins et d’apparat les habitans de cette contrée se réunissaient autour d’une table ronde, et que, le repas terminé, ils se livraient à des joutes guerrières. Ne peut-on pas voir dans ce fait l’origine de la table chevaleresque d’Arthur, et les joutes guerrières de nos barbares aïeux ne présentent-elles pas avec les tournois une analogie remarquable ? Telle est d’ailleurs la persistance des traditions, que dans le XVIIe siècle les chevaliers de la Table-Ronde passaient encore pour des personnages historiques, et que l’on publiait leur généalogie et leur blason.