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elles tendent seulement à façonner une manière d’être générale, plus polie, plus honnête, plus vertueuse, qui distingue tout de suite l’homme qui a reçu une bonne éducation classique et qu’on n’apprécie nulle part plus vivement que là où on ne la rencontre pas. Un peuple, même prospère et puissant comme les États-Unis, où les humanités et les lettres tiennent une place minime dans l’éducation de la généralité des citoyens, un écrivain comme Jean-Jacques Rousseau, qui a reçu de la nature et de ses propres efforts l’éloquence et la poésie, mais qui ne s’est pas formé sous la discipline traditionnelle du collège, à plus forte raison d’honnêtes gens et des gens de mérite, montés au premier rang dans leur métier, sans autre bagage que l’instruction spéciale à ce métier, frappent l’observateur par nous ne savons quelles lacunes indéfinissables, d’autant plus choquantes que leur mérite et leurs talens sont plus rares. Il manque à leur esprit des ouvertures et à leur âme des générosités, toute sorte de vues et de sensations, qui ne sont rien et qui sont tout, leur sont irréparablement fermées; ils ont beau produire de grandes œuvres ou accomplir de belles actions, on ne les sent pas eux-mêmes au niveau de ce qu’ils font de grand, on ne les sent pas les pareils de ceux qui ont été grands avant eux. Dans la société des âmes et des esprits, leur situation paraît aussi fausse et aussi gauche que celle d’un parvenu dans le commerce du monde; les héros et les dieux, qu’ils n’ont pas fréquentés dès la jeunesse, ne les reconnaissent pas pour être des leurs.

Rien ne montre mieux la haute valeur d’une éducation générale qui précède l’instruction professionnelle et ne s’y subordonne pas, qui n’ait d’autre objet que de former au jeune homme une âme libérale, un esprit orné et nourri, un jugement droit. C’est le beau, qui n’empêchera point l’utile de venir plus tard. Pour cette œuvre de choix, on n’a pas découvert encore et on ne découvrira pas d’instrument plus efficace que les humanités et les lettres. Nous prisons, autant qu’on doit le faire, tout ce qui est du domaine de l’intelligence et du génie, sciences naturelles et historiques, sciences mathématiques, économie, statistique, philologie, archéologie et le reste; mais les nombres et leurs abstractions, la géométrie et ses déductions, les sciences naturelles et leurs classifications, l’histoire et ses phénomènes, la logique même et ses lois, ne sont que des parties de l’homme et de l’entendement humain. Les humanités et les lettres sont l’homme lui-même; pour leur enlever l’éducation, il faudrait commencer par ôter l’homme de l’homme.


J.-J. WEISS.