Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 107.djvu/421

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand vous aurez utilisé l’éternel Conaxa, cher aux pensionnats de demoiselles, le lion fortuné d’Androclès, l’avare enfermé dans son trésor et mourant de faim sur ses piles d’écus, et d’autres histoires d’almanach, — quand vous y aurez joint huit ou dix sujets fournis par de bons auteurs, l’aventure de l’émigré Chavan d’après Charles Nodier, la Nuit du jour de l’An, d’après Jean-Paul Richter, Mateo Falcone d’après Mérimée, le Concert à Lausanne d’après Jean-Jacques, le combat de Lysimaque et d’un lion d’après Montesquieu, vous toucherez à la fin de vos ressources. Les sujets pour la description ne sont pas non plus inépuisables. Ferez-vous décrire à vos élèves une tempête en mer? Les deux tiers d’entre eux n’ont jamais vu que la rivière qui passe au bout de leur petite ville; ils seront ici bien plus dans le factice et le convenu que s’ils faisaient parler Richard Cœur-de-Lion ou Richelieu. Leur demanderez-vous le tableau d’une bataille? Si c’est une bataille en général, la bataille pour la bataille, quel tableau singulier qui ne représentera rien que l’archétype bataille! Et s’il s’agit d’une bataille arrivée et nommément spécifiée, Cannes, Zama, Arbelles, Rocroi, Denain, admirez votre inconséquence; vous taxez de fatuité l’élève de rhétorique qui se mêle de composer l’ordre du jour d’Alexandre à ses soldats avant la bataille d’Arbelles, et vous trouvez tout simple qu’il décrive et raconte la bataille elle-même! Cependant pour composer l’ordre du jour d’Alexandre, le jeune homme n’a besoin de mettre en œuvre qu’un petit nombre de faits de lui connus, et d’idées que son esprit lui suggère sans effort : rappeler les succès antérieurs, l’Asie-Mineure enlevée en passant, Granicum amnem, Ciliciœque montes, et Syriam Ægyptumquen prœtereuntibus raptas, opposer à cette foule désordonnée de barbares dont s’est formée à la hâte l’armée persane la belle discipline et l’armement redoutable des Macédoniens, conclure en montrant aux timides l’impossibilité de la retraite. Pour décrire la bataille d’Arbelles au contraire, l’écolier sort des limites de son expérience et de son savoir. Un tel récit n’aura d’intérêt que si l’on expose à fond l’ordre de la bataille, si l’on essaie de faire comprendre les manœuvres d’Alexandre et celles du généralissime persan, si l’on énumère en leur place les frondeurs, les archers, les chars à faux, les éléphans, si l’on nous explique l’équipement et les qualités militaires de la phalange, de l’infanterie grecque au service de Perse, de la cavalerie indienne qui faillit dérober la victoire à Alexandre. Un Grote aurait de la peine à réunir avec une précision suffisante tant de circonstances diverses; un élève de rhétorique n’y peut pas songer; tous ces détails lui manquant, que fera-t-il ? Ce qu’on le plaint mal à propos de faire avec le discours, une amplification vide et enflée.

Que dire maintenant de l’appréciation littéraire d’une belle page