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aussi faire jaillir au moment le plus imprévu. Sous l’empire de la passion et de la foi, il n’y a pas d’esprit si brut qu’il ne rencontre soudain les éclairs et les cris de l’éloquence la plus impétueuse, les vigueurs de l’éloquence la plus serrée et jusqu’aux secrets et aux ruses de l’éloquence la plus subtile et la plus savante. Mille et mille exemples le prouvent. Là ne sont peut-être pas encore les plus frappans avantages du discours, employé comme instrument d’éducation et comme exercice d’esprit. Ce qui lui donne à ce point de vue une valeur inappréciable, c’est son élasticité. Il admet tous les ornemens et il se passe de tous. En sa souplesse et en son ampleur, il accueille et il recherche, à titre d’auxiliaires, toutes les autres formes de composition, même les plus raffinées; on peut décrire dans le discours, on peut raconter, on peut débiter des apologues; on peut tracer des parallèles courts et saisissans, et d’autre part le discours n’a strictement besoin que de lui-même : faute de mieux, il se contente, pour se soutenir, de bonnes raisons et de sentimens sincères. Aucun genre de composition n’est moins exigeant que lui. Aucun non plus ne souffre plus aisément la médiocrité. Vous êtes de ceux à qui la pratique assidue des maîtres a fait le goût difficile; vous avez relu ce matin même, avec une admiration qui ne se lasse pas, le Pro Marcello et le Discours contre Eratosthène; vous ne sauriez décider ce qui vous plaît le plus de cette belle langue cicéronienne, qui se développe comme un fleuve majestueux, semé çà et là d’îles riantes, ou du pur et clair ruisseau de Lysias; ce que vous savez bien, c’est qu’après cette effusion, si bien ordonnée, de toutes les richesses oratoires ou après cet épanouissement achevé du talent de dire, vous ne pourriez plus supporter aucune des vulgarités habituelles du commun langage. Ainsi disposé, vous partez pour Versailles, où siège l’assemblée nationale : c’est un manufacturier de Normandie qui occupe la tribune; il traite des droits compensateurs, et il en traite dans le style qu’il peut. Quel style! quelles tournures de phrases! quelles locutions! quelle grammaire ! quel accent ! quelles vues ! mais l’orateur improvisé est plein de son sujet, mais son sujet, c’est son usine, c’est une loi qui va l’enrichir ou le ruiner. Il n’y a ni Cicéron ni Lysias qui tienne; vous êtes d’abord intéressé, puis captivé et possédé tout entier. Au fond cependant, rien de plus mesquin ni de plus banal. En revanche, si vous veniez de lire, dans l’Histoire du consulat et de l’empire, le magnifique récit de l’entrée des Français à Berlin, et que ce même manufacturier, tout à l’heure éloquent, qui aura été dans la dernière guerre commandant d’un bataillon de mobiles à l’année de la Loire, s’avisât de vouloir vous conter la bataille de Coulmiers et vous dépeindre l’arrivée de sa division sur la place