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de déraisonner, les associations politiques y seraient plus disciplinées, et les affaires prendraient bientôt une assiette plus solide. Grâce aux raisonneurs qui déraisonnent, grâce aux soldats qui, se sentant l’étoffe d’un capitaine, se croient nés pour commander et rougissent d’obéir, le ministère cherche un jour sa majorité et ne la trouve plus ; elle a fondu comme une pelote de neige. Ajoutez que ce qui se passe dans la chambre ne tarde pas à se passer dans le sein même du cabinet. En général il n’est rien de plus indiscipliné qu’un ministre espagnol. Il n’a pas l’esprit de solidarité ministérielle, il ne se sent qu’à moitié obligé envers ses collègues, il a ses idées propres, ses amitiés, ses cliens particuliers, dont il ne consent pas à leur faire le sacrifice ; il lui arrivera fréquemment de prendre des mesures graves sans les consulter, il entend rester le maître de ses décisions et ne partager avec eux que la conséquence de ses fautes. Et que sait-on ? Peut-être, comme César, préfère-t-il être alcade de son pueblo plutôt que le second dans l’état ; peut-être, de tous les hommes qu’il aime peu, le président du conseil est-il celui qu’il aime le moins.

Les badauds croyaient le ministère plein de vie et de santé, et voilà qu’un matin quelque feuille de Madrid annonce qu’une crise s’est déclarée dans le conseil, grande nouvelle pour les habitués de la Puerta del Sol, thème de discussion pour les sceptiques, sujet d’émotions pour les intéressés qui rêvent un remaniement des bureaux, sujet d’alarmes pour les haussiers, qui savent qu’une crise répond à peu près à ce que le roi Louis-Philippe appelait le gâchis. Une fois la maladie déclarée, on la peut adoucir ou ralentir par des palliatifs et des émolliens ; quoi qu’on fasse, elle suivra son cours et finira par emporter le malade. Ce qui n’est pas moins certain, c’est que, le jour où le ministère tombera, l’un des ministres au moins en ressentira une joie secrète, tacitum pertentant gaudia pectus. On lui avait donné des dégoûts, il s’en vengeait en pratiquant de sourdes intelligences avec l’ennemi du dehors, ce qui a fait dire qu’en Espagne on trouverait difficilement un portier qui n’ait une fois ou l’autre ouvert la porte au voleur.

C’est encore un adage espagnol que tout parti qui s’abstient est un parti qui conspire ; le mot retraimiento est synonyme de conjuration. Pendant que les vainqueurs du jour s’affaiblissent par leurs divisions intestines, l’opposition, qui n’est pas représentée au congrès, ourdit à l’ombre de sa tente son plan de campagne, ou pour mieux dire son plan d’insurrection. Elle a aussi ses intransigens et ses impatiens, qui en dépit des conseils s’obstinent à brusquer la partie ; leur précipitation court au-devant d’une défaite assurée, laquelle raffermit pour quelque temps le ministère chancelant. Les