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Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que les supériorités morales décernées aux héros du récit se rattachent nécessairement à leurs idées philosophiques et à la destinée que leur font les circonstances. Supposons que Balder, au lieu d’invoquer le soleil dans de petits vers optimistes, eût été l’une de ces âmes doucement mystiques, instinctivement poétiques, vivant d’idéal, une de ces âmes pour qui cette parole de Jésus : les cœurs purs voient Dieu, semble avoir été écrite tout exprès, — qu’Edwin, tout en s’écartant assez de l’orthodoxie pour être en butte au mauvais vouloir des esprits réactionnaires, eût été l’un de ces philosophes chrétiens comme l’Allemagne en compte encore beaucoup, — que Mohr et Franzelius se fussent, chacun à sa façon, rapprochés de la même tendance, et ainsi de suite, rien absolument n’était changé à la contexture du roman. Les amours d’Edwin, de Léa, de Toinette, de Christiane, de Mohr, de Franzelius, les félicités et les épreuves, les drames, les combats, les péripéties tragiques qui en résultent n’eussent pas varié d’une ligne, si ce n’est peut-être que Toinette eût trouvé chez son précepteur un homme un peu mieux armé contre ses velléités de suicide. En réalité, l’artiste et le penseur se sont séparés chez M. Heyse : ils s’étaient promis de se prêter un mutuel appui tout en marchant de compagnie; ils ont suivi une route parallèle, voilà tout. On peut supprimer l’un des deux, l’autre n’en est ni plus fort ni plus faible.

Une grande lacune de ce roman, c’est qu’on ne sait pas du tout pourquoi ces jeunes Allemands en sont venus à être si ironiques et si susceptibles sur la question divine. Nous aurions au moins désiré connaître les grandes lignes du système philosophique d’Edwin pour savoir s’il est vrai qu’on doive désormais ranger la foi en Dieu parmi les faiblesses de l’esprit humain. La seule théodicée que l’auteur ait daigné nous révéler est celle de Christiane brouillée à mort avec la Divinité parce qu’elle est laide. Que ce soit dans un cœur de femme un argument très fort contre la Providence, c’est possible; j’ai pourtant connu des femmes bien laides, sachant qu’elles l’étaient, mais moralement bien belles, et que cette expérience n’avait pas ébranlées dans leur foi. Tout le long du roman, nous ne pouvons discerner qu’une seule grande objection revenant sous bien des formes : il y a trop de souffrances imméritées et d’iniquités dans la vie pour qu’on puisse reconnaître un auteur des choses tout-puissant, conscient et bon; mais ce qu’il y a de paradoxal au premier chef, c’est que l’auteur s’est donné une peine infinie pour ôter tout son nerf à cette argumentation aussi ancienne que la preuve à fin contraire tirée de l’ordre et de l’harmonie qui règnent dans l’univers. Edwin en effet, quand il raisonne sur la destinée, Balder, quand il parle de la sienne, s’évertuent à démontrer que tout est pour le