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juste en face de vous, je vous dénonce deux non moins aimables créatures du bon Dieu, qui ne doit pas se complaire beaucoup dans ces d’eux images qu’il s’est données. Avez-vous jamais tu quelque part deux hommes se ressembler ainsi jusqu’à pouvoir être pris l’un pour l’autre? Mêmes cheveux blonds et courts, taillés en brosse, même front court par-dessous, même nez court, même courte brossette sur la lèvre, même sérieux solennel lorsque tout le monde autour d’eux éclate de rire, tout vous montre qu’il y a aussi quelque chose de trop court sous leur crâne. Quand ils se lèvent, vous voyez deux grands flandrins qui n’en finissent pas, les frères Thaddæus et Matthæus von der Wende, gentilshommes pur sang. Il est rare de rencontrer des jumeaux si fraternellement unis. Chacun d’eux s’est contenté de la moitié d’une part ordinaire de bon sens et s’est bien gardé d’acquérir ensuite plus d’esprit que n’en a l’autre. Nous les avons surnommés les Siamois, bien qu’ils ne soient pas rattachés l’un à l’autre par un lien de chair, et qu’il ne puisse être question avec eux d’un lien spirituel quelconque. D’ailleurs ce sont des gens riches, comme il faut, ne faisant de mal à personne. — Vient ensuite un petit monsieur haut d’épaules, accusant la cinquantaine, cravaté de blanc, riant d’un petit rire finaud de subalterne, parlant peu, mangeant beaucoup, écoutant tout. Ne perdez pas votre temps avec lui; c’est un vieux meuble de famille, jadis médecin, confident et autre chose encore de la défunte comtesse, mère de mon cousin. Il s’appelle le docteur Basler, et je confierais aussi volontiers mon corps à son art médical que ma réputation à sa mauvaise langue. — A côté de lui, vous voyez l’Amtmann, qui chassera demain avec nous et vient toujours la veille boire avec nous. — Enfin le convive absolument muet à vos côtés est le secrétaire privé de mon cousin, un garçon intelligent, capable, malheureusement affecté d’une toquade : il cherche le mouvement perpétuel. Maintenant vous connaissez les habitans de cette vieille et illustre demeure, — excepté pourtant, ajouta-t-il en soupirant, le diamant de la couronne, qui malheureusement dédaigne de nous charmer par sa présence, excepté les jours de grand gala. »


Incontestablement notre romancier sait peindre. Voilà cinq ou six portraits bien enlevés, et dont les originaux sont parlans, même quand ils se taisent. S’il faut penser que telle est la société qu’un noble allemand de très haute naissance et de très grande fortune réunit sous les voûtes du castel de ses ancêtres, nous n’en faisons pas notre compliment à la noblesse allemande. Tout ce monde, en dépit des blasons, des écus et de la raideur, est d’une vulgarité désespérante, et il ne faut pas trop plaindre l’amphitryon si des « colonels polonais » et des chevaliers d’industrie français viennent vivre à ses dépens. A présent prenons garde de généraliser. Evi-