Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 107.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du comte sans faire tort à ses obligations de maîtresse de maison, elle se tenait en quelque sorte barricadée dans une aile du château, en compagnie d’une camériste dévouée, et ne sortait guère de son appartement que la nuit, dont elle mettait à profit les ténèbres pour errer avec sa compagne dans les allées d’un parc immense. A la fin, le comte s’était demandé s’il n’y avait pas dans cette étrange conduite un cas d’aliénation mentale imminente, et il avait demandé les conseils du docteur Marquard, dont la réputation médicale allait toujours en grandissant. Marquard avait bientôt deviné que le mal dont souffrait la comtesse n’était pas de ceux que guérissent les médecins qui ne sont que médecins, et sachant, du moins croyant savoir que l’ancienne passion d’Edwin pour Toinette était tout à fait éteinte, mais se rappelant que de tous les hommes Edwin était celui qui pouvait le plus agir sur les idées de cette femme étrange, il venait lui mettre sur la conscience de partir avec le comte pour le château où se séquestrait la belle malade, et d’employer toute son influence, toute sa philosophie pour la ramener à une conduite plus sensée.

Edwin, et cela nous étonne, crut devoir accepter cette mission. Ce qui est encore plus étonnant, c’est que le comte lui-même joignit ses instances à celles de Marquard. Il n’ignorait pourtant pas qu’Edwin avait été son rival; mais ce que personne ne savait, et ce que nous dirons par anticipation, c’est qu’on aurait pu appeler le mal dont souffrait la comtesse la vengeance de l’amour. L’image d’Edwin, son ami dévoué, s’était épanouie, seulement bien trop tard, dans son cœur comme celle de l’homme aimé. Dès lors son mari lui était devenu insupportable; son enfant, qui ressemblait à son mari, odieux; les procédés du comte avaient achevé d’exaspérer sa répugnance et d’exalter sa passion pour l’homme qu’elle n’avait pas su aimer, quand elle était aimée de lui. Il est donc facile de comprendre que, le lendemain de l’arrivée d’Edwin, lorsqu’au moment de partir pour la chasse elle découvrit son ancien amant parmi les hôtes du comte, elle tomba presque en défaillance. Elle se remit pourtant, et profita de l’occasion pour causer longuement avec Edwin.

Celui-ci tâcha de la raisonner de son mieux; mais lui aussi aurait eu besoin d’être raisonné et calmé. Nous n’avons pas dit ce qui lui était arrivé pendant la nuit. Déjà plus troublé qu’il ne s’y était attendu à l’idée de se retrouver si près de la femme qu’il avait tant aimée, ne pouvant dormir à cause de la chaleur, il s’était avisé d’aller respirer le frais sous les belles allées du parc. Tout en errant sans but, il s’était rapproché d’un petit lac aux eaux limpides, et tandis que, caché sous un épais feuillage, il se déshabillait pour se