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tiques, se montrait en ce moment à découvert chez le jeune homme attendri.

Doña Lorenza, distraite, silencieuse, laissait dire le hardi cavalier, ravie de retrouver dans les sentimens qu’il exprimait un vague écho des longues causeries qu’elle échangeait avec son mari lorsque celui-ci, la nuit venue, s’asseyait à ses pieds pour attendre l’heure du repos. La créole était satisfaite de sa journée; elle avait réussi, sans qu’on pût l’accuser d’avoir failli aux lois de l’hospitalité, à humilier plusieurs fois l’étrangère. doña Lorenza, tandis qu’Albert, encouragé par son mutisme, s’enhardissait peu à peu dans ses propos, songeait à son mari, dont elle avait vu le regard, plein d’une sollicitude inquiète, la suivre dans ses courses périlleuses.

Quant à la cantatrice, elle n’eût point été femme, si son âme n’eût débordé d’un amer dépit; froissée, elle se considérait comme une victime traîtreusement attirée dans un piège. Depuis son arrivée au Mexique, elle vivait entourée d’un cercle d’adorateurs soumis, et voilà qu’elle se voyait soudain reléguée au second rang, même par ses compatriotes. Elle traitait doña Lorenza de sauvagesse; mais au fond elle sentait là une rivale implacable et redoutable, à laquelle elle ne pouvait pardonner les distractions visibles d’Albert.

Lorsqu’on atteignit l’habitation, de grands feux allumés éclairaient la petite vallée. On gagna la pelouse, où une table abondamment servie attendait les promeneurs. Vers neuf heures, la cantatrice voulut se retirer, et s’établit dans le palanquin de doña Lorenza. Les deux femmes se touchèrent simplement la main, et le regard ardent de la créole vint en quelque sorte se heurter contre le regard morne et froid de la cantatrice. Don Luis parut en selle, et marcha en avant pour reconduire ses hôtes jusqu’aux limites de son domaine, courtoisie dont l’étiquette lui faisait une loi.

De la terrasse, doña Lorenza suivit des yeux la cavalcade. Elle s’était pelotonnée dans son hamac tandis que Nilda la décoiffait. Elle ressentait une joie cruelle des mortifications infligées à l’étrangère, et une satisfaction profonde des complimens que lui avaient de nouveau valus pendant le repas ses témérités équestres. Elle gagna sa chambre, congédia ses femmes et s’étendit sur un fauteuil près du balcon. Pas un souffle d’air, pas une rumeur; on entendait crépiter les dernières branches des foyers mourans. Peu à peu la jeune femme se redressa; pâle, les dents serrées, le regard fixe, écoutant en vain, elle redescendit sur la terrasse. Les heures s’écoulèrent lentes, mortelles, emportant une à une les espérances de la créole. Elle avait cru le charme qui fascinait son mari rompu; elle avait rêvé qu’elle allait tenir là, près d’elle, lui parlant comme tous de sa beauté, celui-là seul pour qui elle était heureuse d’être belle, et elle attendait en vain. Sombre, l’œil sec, regardant son