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exercé à cet égard une influence funeste, tant il est vrai que les vertus et l’héroïsme même peuvent nuire en politique. Si jamais peuple a fait une action osée et donné un éclatant exemple de virile résolution, ce fut le peuple espagnol en 1808. Le défi jeté par une nation sans armée, sans généraux, sans finances, au grand capitaine qui tenait l’Europe sous son pied, restera l’un des plus étonnans spectacles de l’histoire. Cette folie eut raison contre la raison, et de malheur en malheur elle lassa la défaite ; mais elle eut des conséquences sociales qu’on n’avait pas prévues. Pendant plus de quatre ans, l’Espagne insurgée vécut sans gouvernement. La junte centrale et les cortès de Cadix n’avaient qu’un pouvoir bien circonscrit ; dans tout le reste du pays, chaque bourg, chaque village qui avait déclaré de son chef et en son propre nom la guerre à Napoléon Ier ne pouvait prendre conseil que de lui-même pour organiser la résistance, pour se procurer des ressources, recruter des bandes, régler son plan de campagne. Le gouvernement était partout et n’était nulle part, et dans cette anarchie organisée chacun, ne relevant que de soi, ne répondait de soi à personne. Il est dangereux pour un peuple de se passer de l’état pendant cinq ans ; il peut être tenté de s’en passer toujours comme d’une chose inutile, et la guerre d’indépendance a causé à la société espagnole un ébranlement profond dont elle paraît ressentir encore le contre-coup, lorsqu’ après chacune de ses révolutions elle semble prête à se disloquer. N’a-t-on pas vu après cinq mois de guerre nationale la France, plus fortement organisée, avoir peine à reprendre son équilibre, et se sentir menacée d’une décomposition politique dont personne ne soupçonnait le danger ? La commune a été la triste rançon des généreux efforts qu’elle avait faits pour se reprendre à un ennemi victorieux, qui la tenait séparée de son gouvernement par une muraille de fer.

Les Espagnols, a dit un Espagnol, ont toujours été brouillés avec le possible. C’est à la fois leur grandeur et leur infériorité. Leur histoire est pleine de traits dignes d’une âme téméraire,

 Et grande encore plus que folle.

M.  Cánovas del Castillo, dans son admirable étude sur la maison d’Autriche[1], a montré que la politique des Charles-Quint et des

  1. De la Casa de Austria en España, bosquejo histórico de D. A. Cánovas del Castillo, Madrid 1869. — L’un des chefs les plus marquans de l’ancien parti modéré, M.  Alejandro Llorente, esprit sagace et pénétrant, prépare à l’aide de documens inédits une histoire financière du règne de Philippe II. Ce travail jettera un nouveau jour sur les expédiens auxquels ce maître de deux mondes, éternellement besogneux, se voyait contraint de recourir pour payer ses soldats et pour acheter tous les personnages considérables d’Europe qui étaient à vendre.