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paru que, pourvu que toutes les consciences espagnoles fussent taillées sur le même patron, on pouvait tolérer sans inconvénient des différences de coutumes, d’usages et de pratiques, et que des évêques et des inquisiteurs nommés par le roi sont les meilleurs gardiens de l’ordre public. À côté d’un inquisiteur, c’est un mince personnage qu’un préfet. Aragonais, Galiciens, Andaloux, étaient tous condamnés à l’orthodoxie perpétuelle ; on les contraignait de porter leurs consciences au saint-office pour y recevoir le poinçon ; malheur à celles qui n’étaient pas au titre légal ! Si l’état disposait de leur âme, en retour il ménageait certaines habitudes traditionnelles qui leur étaient chères ; il en résulta que sous le gouvernement le plus compressif les provinces ont gardé un caractère propre, et qu’aujourd’hui les Galiciens, les Andaloux et les Catalans sont presque des étrangers les uns pour les autres. Le saint-office, qui les retenait tous dans le devoir, a disparu. Le grand arbre tombé, les arbustes qui végétaient à son pied et qu’il offusquait de son ombre, délivrés de cette gênante tutelle, ont grandi plus librement. La réforme de 1833, les lois organiques de 1845, en centralisant l’Espagne, ont fortifié le pouvoir des préfets et des bureaux ; mais cette autorité de récente origine n’est hors d’insulte qu’aussi longtemps que le gouvernement est fort.

En France, l’administration est l’élément permanent de la société et lui permet de conserver son identité au travers de toutes les révolutions ; le gouvernement passe, la société demeure. En Espagne, quand le gouvernement tombe, la nation même paraît en danger de périr, car il entraîne l’administration dans sa chute, elle disparaît comme un songe. Qu’est-ce qu’une révolution pour Malaga ? Un jour de fête où elle a le bonheur d’expulser ses douaniers. Qu’est-ce qu’une révolution pour Séville ? Un jour d’ivresse, où l’on supprime l’octroi et le papier timbré. Voilà ce qui se passe dans toute la Péninsule. Dès qu’une émeute victorieuse a renversé le pouvoir central, chaque ville nomme sa junte révolutionnaire, qui elle-même nomme les autorités locales, renouvelle tout le personnel des employés, abolit des impôts ou frappe de nouvelles contributions, enrégimente des volontaires, promulgue des décrets, ordonne des arrestations, comme si elle était seule en Espagne, seule dans le monde entier. Souvent même elle coupe les fils du télégraphe ou détruit les rails du chemin de fer pour s’assurer que personne ne viendra la déranger, et pour éviter toute communication désagréable avec le dehors. C’est une grosse affaire pour le pouvoir central, quand il est parvenu à se reconstituer, d’avoir raison de toutes ces autonomies municipales.

Cette force de l’esprit local est une disposition innée à l’Espagne ; mais les circonstances l’ont favorisée. Un Espagnol qui connaît bien son pays nous disait un jour que la guerre d’indépendance avait