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tours d’escamotage. C’est abuser du mot, ces gens-là ne sont que des révolutionnaires retournés. Le vrai conservateur est l’homme qui, respectueux pour les traditions, ne croit qu’aux progrès lents accomplis par des moyens strictement légaux. Il peut avoir ses préventions, ses préjugés ; il ne laisse pas de représenter dans ce monde une assez belle chose, le culte du droit et la parfaite probité politique. Cette noble espèce est à peu près perdue. Peut-on s’en étonner dans un siècle où des princes très légitimes ont fondé leur fortune sur des moyens très illégitimes, dans un siècle où le Vatican lui-même remplace les traditions par des coups d’état, et les étrangle révolutionnairement dans des conciles qui ne sont que des chausse-trapes ? Ne soyons pas trop sévères pour les conservateurs espagnols, modérés ou libéraux ; ils avaient du moins le courage de leurs actions, la franchise de se donner pour ce qu’ils étaient. L’Espagnol est le moins hypocrite des hommes, il étale avec candeur ses passions et ses calculs, et le magasin vaut souvent mieux que la devanture. Modérés et unionistes se sont tous mis à leur heure au-dessus des lois, et ils ne s’en cachaient pas. Le général Narvaez disait tout haut qu’il lui fallait six mois de dictature, après quoi il rétablirait en Espagne le règne de la constitution et de la liberté. Le général O’Donnell de son côté ourdissait savamment quelque conspiration militaire, s’engageant à restaurer, dès qu’il aurait réussi, les lois, la discipline et le respect de la royauté. Ces deux hommes semblaient dire : « Laissez-nous commettre aujourd’hui encore une petite illégalité, demain nous serons irréprochables, et nous expierons nos péchés en fusillant sans rémission quiconque serait tenté de suivre les exemples que nous avons donnés. »

Les progressistes, qui sont devenus plus tard les radicaux, n’étaient pas tenus à plus de scrupule que les conservateurs ; on ne pouvait exiger d’eux qu’ils fussent plus corrects dans le choix de leurs moyens. Leur fonction propre était de vouloir le progrès, et l’Espagne en a fait de considérables qui leur sont dus ; mais un ministre libéral disait d’eux avec raison en 1856 « que le ciel leur avait refusé le don de la sagesse et de la modération. » Quand ils ont eu la majorité dans les cortès, ils ont poussé à l’extrême ce goût des nouveautés hasardeuses, cette impatience de tout changer, qui est le défaut des partis avancés. À bas tout ce qui est, abajo todo lo existente ! fut trop souvent leur mot d’ordre. Pour que la loi soit respectée, la première condition est qu’elle soit bonne, la seconde qu’elle soit ancienne. En Espagne, on n’a jamais laissé aux lois ni aux constitutions le temps de vieillir ; on en pourrait citer qui étaient mortes avant même d’avoir été promulguées. Au lieu de les améliorer, on jugeait plus simple de les détruire ; au lieu de réparer la