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qu’un genre inférieur dans l’échelle des travaux pittoresques; mais le mérite est-il médiocre d’avoir excellé dans ce genre, quelle qu’en soit la frivolité apparente, et de s’être fait une place parmi les artistes contemporains dont la postérité aura très probablement à s’occuper? Que l’on réduise aussi rigoureusement qu’on le voudra le nombre de ceux dont les noms semblent destinés à survivre, il sera difficile, impossible même, que l’exclusion atteigne Gavarni. Il restera, non-seulement parce qu’il aura été le peintre le plus fidèle des coutumes extérieures et des mœurs propres à notre époque, mais parce qu’il aura, comme La Bruyère, traduit dans une langue exquise des travers ou des sentimens éternellement humains.

De là, dès à présent, le respect involontaire qu’inspirent ces modestes œuvres aux juges les plus prévenus ou les plus difficiles, à ceux-là même qui auraient été le moins tentés d’en mesurer de prime abord la portée et d’en reconnaître le prix. Il en va de l’impression qu’elles produisent comme du souvenir que laisse la lecture d’un livre sérieux sous un titre futile et de l’espèce de gratitude dont on se sent pris en le fermant pour ce volume qu’on n’avait ouvert qu’afin de passer le temps. Que de fois ne nous est-il pas arrivé à tous, après avoir parcouru quelque roman banal, de le jeter négligemment sur la table, au risque d’en froisser la couverture ou les feuillets, tandis que si le livre a intéressé, on le pose doucement, avec précaution, comme par un mouvement de vénération instinctive et par un muet hommage au talent de l’auteur ! Après avoir examiné une série de pièces lithographiées par Gavarni, personne ne sera disposé à la traiter avec le sans-façon dont on userait à l’égard d’un recueil de pures fantaisies ou de gaîtés sans conséquence. Chacun au contraire continuera à part soi et complétera par ses propres réflexions les informations qu’auront reçues les yeux, chacun comprendra qu’il y a là beaucoup mieux que les témoignages d’une vulgaire adresse, et qu’un art capable d’exercer une pareille influence sur l’esprit n’a rien de commun avec l’industrie dont les produits n’ont d’autre fin qu’un divertissement passager. Art bien français d’ailleurs, dont il ne faudrait pas faire trop aisément bon marché, de peur de sacrifier en même temps une partie des titres qui appartiennent le plus sûrement à notre école et de répudier certains privilèges intellectuels qui, depuis la raison souveraine de Poussin jusqu’à la fine bonhomie de Chardin, jusqu’à l’alerte sagacité de nos peintres de genre ou de nos dessinateurs du XVIIIe et du XIXe siècle, se succèdent chez nous sans se contredire, se perpétuent sous toutes les formes et s’accusent à tous les degrés.


HENRI DELABORDE.