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comporte de la sorte, vous y pouvez voir œuvre de maître et vous dire : cela tient. Jadis mon premier mouvement vis-à-vis de l’Africaine fut un élan d’admiration, et je n’hésitai pas à l’exprimer dans la Revue. De ce que j’écrivais alors, je ne rabattrais pas un mot ; au contraire, les Huguenots restant hors de cause, je balançais autrefois entre l’Africaine et le Prophète. Il me semble aujourd’hui que c’est décidément l’Africaine qui l’emporte. Je trouve ici plus d’unité dans le style, un art plus simple, jamais pesant, et qui, toutes les dix mesures, ne déménage pas pour passer d’une manière dans une autre. Les motifs n’ont rien d’embryonnaire, et concentrent vigoureusement leur action sur le drame au lieu de se fractionner en arabesques et curiosités. Quelle large et puissante page que ce septuor a Capella du second acte, et ce chœur des prêtres : Brahma, Vichnou, Schiva ! Connaît-on quelque chose de plus tragique et de plus inspiré que cette phrase qui passe en vous éblouissant de sa grandeur ! Oh ! ces chefs-d’œuvre, quand une fois ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus, et c’est à peine si vous prenez souci de l’interprétation : l’idéal n’étant point de ce monde, vous tâchez de vous contenter de ce qu’on vous donne, et pourvu que ce soit convenable ou à peu prés, vous n’en demandez pas davantage.

L’Africaine n’a donc guère que huit années d’existence au théâtre, et nous avons vu déjà se succéder bien des Sélikas. Après Marie Sasse, Mlle Battu, puis Mlle Hisson, sans compter toutes celles que les capitales étrangères ont proclamées, et dont la Lucca fut la plus illustre. Aujourd’hui le rôle échoit à Mlle Mauduit, et personne assurément ne s’en plaindra. Ce que nous écrivions naguère sur M. Achard peut également s’appliquer à la jeune cantatrice, elle est de ces artistes qui savent se tirer de toutes les épreuves. Si j’excepte Marie Sasse, qui fut à l’Opéra, pendant plus de cent cinquante représentations, l’incarnation du personnage, je ne vois pas quel souvenir Mlle Mauduit aurait à redouter. Sa voix timbrée et métallique porte ferme et juste ; à quelque moment que vous l’interrogiez, elle est toujours présente, rare avantage dans un rôle qui presque jamais ne chante à découvert. Au quatrième acte, elle attaque l’impétueuse phrase de son duo avec une bravoure à se rompre le cou, et la fortune, toujours favorable aux grandes audaces, a semblé jusqu’ici lui sourire. Je n’ai qu’à féliciter M. Lasalle pour la façon très dramatique dont il compose et rend la partie de Nélusko ; sa voix, si belle dans le haut, y réussit à déployer ses avantages ; le malheur est que son intonation laisse trop souvent à désirer plus de justesse, et s’il veut des exemples, je lui citerai l’invocation à Brahma au second acte, et au troisième le commandement de la manœuvre. Mlle Devriès représente Inès avec distinction dans le septuor, sa voix élégante et pure se dégage et plane délicieusement au-dessus de l’ensemble. Quel dommage que, sur tant de charmantes qualités, l’amour de l’art n’ait point soufflé