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seulement à la venue de Voltaire, et par lui, que la discussion se pose pour la première fois en France devant un public dès longtemps affranchi des modes espagnoles et curieux d’études de tout genre sur l’Angleterre.

L’enthousiasme pour Shakspeare gouverne au début sa critique, car il ne prévoit pas qu’à une distance de quarante ans cette gloire, qu’il acclame parce qu’il ne la craint point et s’imagine pouvoir l’absorber, viendra l’importuner de son éclat. Peut-être qu’à une autre époque le poète, voyant se dresser devant lui ce nouveau rival, eût courtoisement livré bataille ; mais alors Voltaire n’était plus le Voltaire de Zaïre, d’Alzire et de Tancrède, il s’appelait le patriarche de Ferney, et ses vieilles armes suaient la rouille. Qu’on se le représente à quatre-vingts ans, assis dans ce fauteuil légendaire où l’a saisi Houdon, l’oreille au guet, et flairant le vent de sa narine entr’ouverte et fine. Un nom occupe les salons de Paris, échauffe, passionne la critique, et ce nom n’est plus le sien ! Shakspeare ! à ce seul mot, ses traits se contractent, grimacent, et d’une main crispée il écrit la lettre à l’Académie. Imagination surexcitée sans cesse, enfiévrée sinon riche, point d’audace dont il ne s’avise, pas de province si lointaine qu’il ne convoite. Autour de sa chaise curule tourbillonne je ne sais quelle infernale danse du sabbat, que mènent les démons de l’envie et de la vanité, et cependant tout n’est point mauvais chez cet homme ! D’incroyables facultés d’esprit, un cœur foncièrement sensible et bon, se mêlent, sans les racheter, à tant de défaillances et de petitesses, et c’est parfois comme un rayonnement du beau, du bien, du vrai, qui vient pour un moment éclairer, transfigurer tout ce fantastique !

Je ne voudrais rien rabaisser, et si la fâcheuse envie du dénigrement me pouvait tenter, je n’aurais qu’à me rappeler le vers de Térence pour rendre au défenseur de Calas, de Sirven, de La Barre et de Montbailli l’hommage qui lui est dû « au nom de l’humanité, » comme dirait le don Juan de Molière. Je n’en reste pas moins à me demander si, dans ses actes les plus recommandables, les plus humains, le tempérament n’eut pas la meilleure part, et si jamais, dans quelque rencontre que ce soit, la pure morale fut son guide unique. Ce qu’il y a de certain, c’est que, si Voltaire eut en ce monde des convictions désintéressées, ce ne fut guère vis-à-vis de Shakspeare, et que sa querelle avec le grand poète britannique nous le montre désertant cette sainte cause de la vérité à laquelle il prétendait avoir voué sa vie.


HENRI BLAZE DE BURY.