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n’attend rien de là Aux princes seuls ligués avec les philosophes et tous les honnêtes gens, l’œuvre de régénération. La masse est et restera toujours stupide et barbare, c’est le troupeau de bœufs auxquels il faut un joug, l’aiguillon et du foin.

On s’est demandé si notre littérature n’eût pas suivi une tout autre voie dans le cas où Corneille, au lieu de se tourner du côté de l’Espagne, eût regardé vers l’Angleterre : question purement oiseuse, attendu que ni le hasard ni la volonté individuelle n’eurent d’influence dans le mouvement de Corneille, lequel reçut son impulsion de la vie nationale même, alors en contact direct avec l’Espagne et parfaitement indifférente sinon hostile à ce qui se passait en Angleterre. Racine et Boileau, pas plus que l’auteur du Cid et d’Horace, ne prononcèrent les noms de Shakspeare et de Milton. C’est un fait connu que Saint-Évremond, réfugié à Londres depuis quarante ans, était incapable de mettre ensemble six mots d’anglais, tandis qu’Hamilton, un Anglais, écrivait dans notre langue de façon à en remontrer à des Français. En 1727, c’est encore un sujet d’étonnement pour Voltaire qu’on puisse être ambassadeur à Londres sans savoir l’anglais. C’est qu’en effet pour un Français du XVIIe siècle il n’y avait point de raison d’étudier la langue anglaise et sa littérature. Quel besoin avions-nous de modèles étrangers, alors que nous étions nous-mêmes les modèles par excellence, et que nous avions laissé bien loin derrière nous ces anciens qui nous avaient formés ? L’Angleterre, sous les derniers Stuarts, n’était guère qu’une très humble vassale, et nous savons combien il importe qu’un pays fasse grande figure en politique pour que sa littérature pénètre chez les autres nations. A dater de Guillaume III, nos armes faiblissent, notre situation en Europe s’amoindrit, tout change. On peut à la rigueur ignorer, dédaigner la littérature d’un voisin, d’un ami ; mais dès qu’il s’agit de la littérature d’un ennemi, d’un vainqueur, c’est une autre affaire. Les temps étaient donc mûrs vers le commencement du XVIIIe siècle. Que ce soit Destouches, ou Montesquieu, ou Voltaire qui le premier ait mentionné chez nous le nom de Shakspeare, la question reste à débattre aux historiens spéciaux qui prétendent retrouver des passages de Cymbeline, du Marchand de Venise et d’Hamlet jusque dans l’Agrippine de Cyrano de Bergerac. Avoir au courant de la plume signalé dans une lettre le nom de Shakspeare ne saurait constituer un service rendu, et c’est là tout ce dont on puisse faire honneur à Montesquieu. Quant à Destouches, il paraît avoir assisté à la représentation de diverses pièces, mais sans s’être informé de l’auteur. Montesquieu connaît le nom sans les œuvres, Destouches connaît les œuvres sans le nom. C’est donc