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invention charmante, mais qui pour se développer en tout agrément exigerait beaucoup de fantaisie dans le motif et les personnages de la pièce[1]. Encore cette fois Voltaire a deviné, servi Musset, qui, lui du moins, sentit le cas qu’il fallait faire des comédies de Shakspeare, dont Voltaire ne prit jamais lecture. O crime ! avoir ignoré la Tempête, le Songe d’une nuit d’été, Comme il vous plaira ! Il découvre l’instrument et laisse de côté la partition pleine de motifs qu’un autre, soixante ans plus tard, viendra noter, varier, moduler, au clair de lune, en adagio suave et doux « comme le vent du sud, dont l’haleine caressante vole aux violettes leurs parfums pour nous les donner. »

Ce généreux souffle de Tancrède anime également Alzire, qui passe en Allemagne pour la plus complète des créations théâtrales de Voltaire. Ce don Guzman semble une figure empruntée à Diaz de Castillo. Il a du conquérant espagnol la roideur cérémonieuse, la bravoure et l’impitoyable cruauté. À ce héros sinistre, ombrageux, vêtu de velours noir, le poète oppose, dans leur naturel pittoresque et la sauvagerie de leur passion, Alzire et Zamore. Le tragique combat de ces trois personnages résume en quelque sorte toute la conquête de l’Amérique, et les beaux vers que Gusman prononce en expirant montrent qu’aux Européens doit nécessairement finir par rester la victoire. Telle était aussi la profession de foi de Voltaire : liberté, fraternité, ou plutôt croyance à l’émancipation du genre humain[2], telle fut la religion pour laquelle sa vie durant il combattit, et qu’au lit de mort il confessa sans avoir jamais eu l’âme assez grande pour comprendre que le Dieu du Golgotha, qu’il s’entêtait à renier, à blasphémer, n’avait entrevu ni prêché d’autre idéal.

Ses études superficielles du théâtre anglais et de celui des Grecs n’avaient servi qu’à lui donner de fausses notions sur l’art dramatique ; il s’était fait une idée vague d’un mieux imaginaire, et de je ne sais quel terrible élément dont il parle sans cesse sans en avoir jamais donné une juste définition ni fourni un bon modèle. Il s’est imaginé que plus on effrayait les yeux, plus on ajoutait à l’effet théâtral. Qu’a-t-il produit par là ? Ces conceptions bizarres, ces

  1. Qu’on relise, dans Beaucoup de bruit pour rien, la scène entre Bénédict et Béatrice. Est-il une forme en poésie qui mieux que le vers de dix se puisse prêter à rendre la finesse épigrammatique, l’ironie, les enfantillages et les escarmouches de ce dialogue plein de sonnets ?
  2. Pour cette fraternité égalitaire, telle qu’on l’entendrait aujourd’hui, il n’en voulait à aucun prix. Ennemi-né des prérogatives féodales, il n’eût jamais compris en ce monde d’autre égalité que l’égalité devant la loi. Abolir la hiérarchie des classes lui paraissait absurde, impossible ; il estime que l’homme n’est que très rarement digne de se gouverner lui-même et que la république est affaire de climat, question de mers et de montasses.