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et à comparer ce récit avec celui de la tragédie anglaise. Quant à la scène d’Antoine, il se tait sur l’emprunt qu’il en a fait, — silence d’autant plus significatif que cette scène capitale se trouve écartée comme à dessein de la traduction en vers blancs que Voltaire donna par la suite. Reste à savoir, pour constituer le plagiat, si Voltaire se comporta de manière à duper son public en lui offrant comme œuvre originale et « pièce de sa façon » ce qui n’était qu’imitation, arrangement, adaptation. En 1745 parut la première traduction de Shakspeare par La Place. Il y a certes loin de ce premier essai à la forte interprétation que vient si heureusement de publier M. Montégut. Pour un homme élevé aux jésuites anglais de Saint-Omer, ce La Place fait bien des contre-sens. Son travail est défectueux, incomplet, l’épigraphe qu’on y voit à la première page, « non verbwn reddere verbo, » est souvent si scrupuleusement mise en pratique par l’auteur qu’il lui arrive de tronquer le dialogue et de ne donner même parfois que de simples scenarios ; mais ce qu’il faut absolument remarquer, c’est le souffle d’admiration qui parcourt cette œuvre. Personne encore n’avait fait entendre en dehors de l’Angleterre un pareil langage sur Shakspeare, et l’Allemagne elle-même attendit vingt ans avant de trouver ce ton. On peut dire de cette préface qu’elle fut un manifeste. Shakspeare était compris, l’opinion publique renseignée, un mouvement d’initiative se déclarait, auquel les meneurs du temps, Diderot, Rousseau, allaient à divers degrés prendre part. Voltaire sentit le coup, et c’est de là que date sa vraie haine. À partir de ce jour, la querelle lui devient personnelle, et c’est assez de prononcer le nom de Shakspeare pour qu’il se regarde comme insulté dans son honneur. Sa malignité se corse, il purge son vocabulaire de toutes les honnêtetés dont jadis il accommodait son attaque ; Shakspeare est banni de son Westminster ; les gloires de l’Angleterre, il va vous les nommer : Newton, Locke, Addison, Swift, Pope et Milton, qu’il admet, et encore ! Quant à Shakspeare, il n’existe point et n’a jamais existé. Nous sommes en 1759, et, comme s’il ne suffisait pas de l’entreprise de La Place, Letourneur, Pierre Letourneur (qu’il appelle Pierrot pour faire pendant à Gilles) est venu avec sa traduction encombrer encore le champ de foire. Avec Sémiramis, nous voyons se reproduire la petite manœuvre employée au sujet de la scène d’Antoine dans la Mort de César. Voltaire, en écrivant Eriphyle, se sert du spectre d’Hamlet et n’en dit mot ; mais voici que plus tard le même fantôme trouve bon de reparaître dans Sémiramis : ces revenans n’en finissent jamais ; il s’appelait Amphiaraüs autrefois, il se nomme aujourd’hui Ninus. Qu’était-il besoin d’une préface, puisque rien n’est changé et que d’avance nous savons de quel spectre il retourne ?

Entre Eriphyle (1732) et Sémiramis (1748), le temps avait