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de la bienséance, l’adopte avec enthousiasme. Shakspeare avait trop de perception psychologique pour introduire une telle complication dans son sujet : nulle part il n’est fait allusion à cette prétendue paternité de César ; on n’en parle même pas comme d’un bruit quelconque. Les sentimens de César pour Brutus n’ont rien de personnel ; Brutus ne le touche pas de plus près que les autres conjurés. Ainsi l’ordonnait la vérité du caractère. Brutus ne s’aveugle pas : il sait que la grandeur du but ne justifie point la violence des moyens ; il a des mouvemens de conscience, des scrupules ignorés du scélérat capable d’immoler à son fanatisme politique les devoirs les plus sacrés de la nature. Chez lui, « le génie et ses agens physiques sont en lutte. » Son être intime recule devant l’acte. Voltaire ne se laisse pas détourner pour si peu : au lieu d’éluder la proposition, il y donne tête baissée. Brutus fils de César, quel ressort dramatique ! Un parricide, quelle bonne fortune ! Son César prodigue les détails : Brutus doit l’être à Servilie, fille de Caton ; Brutus aura l’empire après son père. Et c’est au moment où César, palpitant d’émotion, vient de lui révéler ce secret que le misérable court aiguiser son poignard pour le crime. A-t-il au moins quelque irrésolution, quelque remords ? Il ne s’interroge pas une seule fois sur l’acte épouvantable qu’il va commettre. Quel est son idéal de patrie, de liberté, le sait-il lui-même ? S’est-il jamais seulement posé la question ? Il dit aux conjurés : Voyez, jugez, prononcez ! Et les conjurés décident que rien n’est changé. Cassius seul, plus curieux que les autres, cherche à se rendre compte de son état moral, à quoi Brutus répond en parfait Romain de tragédie :

Levez le bras, frappez, je détourne les yeux !


Si la Mort de César laisse à désirer, c’est assurément que la perfection n’est pas de ce monde. « Nous n’avons aucune tragédie parfaite, et peut-être n’est-il pas possible que l’esprit humain en produise jamais. L’art est trop vaste, les bornes du génie trop étroites, les règles trop gênantes, la langue trop stérile et les rimes en trop petit nombre. » Question de mots, question de style et de forme, tout est là et ni le sentiment, ni l’observation morale, ni l’étude du cœur humain et des lois universelles ne sauraient compter pour quelque chose dans une œuvre de théâtre et d’histoire. Les querelles qu’il fait à Shakspeare sont toujours des querelles de détail, de méchantes noises comme celles qu’il cherche à Corneille, dont il s’entête à corriger les vers d’après le canon de Racine. Les mots sont pour lui des étincelles électriques capables d’ébranler tout son système nerveux ; qu’au moins jamais on ne s’avise d’en prononcer de familiers, surtout « si vous faites parler des princes ! » L’ami Thiriot, que dans sa correspondance il