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avait épuisé les chroniques d’Angleterre, évoqué, dramatisé avec leurs conséquences nationales toutes les grandes catastrophes, recomposant le passé, incarnant les faits dans des figures tellement vivantes que ses tragédies resteront de l’histoire non-seulement pour le peuple, mais pour quiconque étudie le jeu des passions et leur influence sur les événemens. Jules César, comme les deux autres drames de cette série, fut emprunté au Plutarque de North. C’est à peine si l’on découvre trace d’invention dans la fable de ces drames, plus étroitement encore rattachés à l’histoire qu’aucune des pièces nationales. Shakspeare se contente d’organiser les matériaux, d’élever par son dialogue la simple narration au mouvement, à la couleur de la vie dramatique. Traits de mœurs, anecdotes, jusqu’aux moindres particularités, jusqu’aux mots, tout est là fondu, amalgamé de telle sorte qu’il arrive aux plus connaisseurs de prendre pour du Shakspeare ce qui est de Plutarque même. Les présages annonçant la fin du dictateur, les prédictions du devin et d’Artémidore, la superstition de César au sujet des femmes stériles qu’on effleure sur son chemin à la course des Lupercales, la défection de Cicéron, les rapports d’existence entre Brutus et sa femme, l’épreuve que s’inflige Portia, ses discours, ses angoisses, sa mort, pas un détail ne manque ; ces mouvemens, ces phénomènes qui précèdent la catastrophe, vous tiennent haletant. Les artifices de Decius Brutus pour engager César à sortir, les divers incidens de la scène du meurtre, et plus tard la discorde au camp des républicains, l’entretien des deux généraux sur le suicide, l’apparition à Brutus de son mauvais génie, les fautes commises pendant la bataille, incertaine d’abord, reprise ensuite et perdue, la fin tragique et volontaire des deux amis, ce Cassius qui se tue avec le glaive dont il a frappé César, l’histoire vous déborde, et le poète n’en sera que plus merveilleux d’avoir su manipuler ces élémens de façon à produire une des pièces les plus virtuellement dramatiques qui se puissent jouer au théâtre. Dirai-je qu’au premier coup d’œil cet art paraît n’en pas être un, tant les coupures et les adaptations sont pratiquées comme sans y toucher, tant les morceaux se rejoignent, adhèrent les uns aux autres, formant ce que j’appellerais l’histoire libre dans le drame libre[1].

  1. Comment un pareil chef-d’œuvre ne figurent-il pas au Théâtre-Français alors qu’il en existe une traduction excellente de l’auteur des ïambes ? Quand verrons-nous une administration supérieure résolument intelligente couper court une tonne lois aux éternelles objections de la spéculation et du mauvais vouloir, éludant toujours et se dérobant par des non possumus systématiques ? Voilà six ans que l’Opéra nous promet Armide. Le Théâtre-Français prétend posséder un tragédien : après avoir tant bien que mal réussi dans Oreste et Néron, ce tragédien voudrait un peu s’essayer dans Othello ; mais on ne connaît et ne goûte là que l’Othello de Ducis, et quant à reprendre celui d’Alfred de Vigny, ou, — ce qui vaudrait mieux, — à monter une traduction absolument moderne, l’état, qui paie pour qu’on fasse à Marion de Lorme une mise en scène de grand’ Opéra, n’entre point dans ces questions d’art.