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déguisée d’Hamlet, d’Othello ou de Jules César il s’agira de dépister habilement l’opinion. « Avec quel plaisir n’ai-je point vu à Londres votre tragédie de Jules César, qui depuis cent cinquante années fait les délices de votre nation ! Je ne prétends pas assurément approuver les irrégularités barbares dont elle est remplie, il est seulement étonnant qu’il ne s’en trouve pas davantage dans un ouvrage composé en un siècle d’ignorance par un homme qui ne savait pas le latin et qui n’eut de maître que son génie ; mais au milieu de tant de fautes grossières avec quel ravissement je voyais Brutus, tenant encore un poignard teint du sang de César, assembler le peuple romain et lui parler ainsi du haut de la tribune aux harangues ! » Et tout de suite il se met à traduire le discours de Brutus avec cette parfaite habitude qu’il a des bienséances, même en prose. Il amende, corrige, retouche, et l’on sent qu’il énerve son modèle à force de vouloir l’adoucir par le charme du bien dire. « Nous autres Français, aussi scrupuleux que vous avez été téméraires, nous nous arrêtons trop vite de peur de nous emporter, et quelquefois nous n’arrivons pas au tragique dans la crainte d’en passer les bornes. » Ici, on s’étonne que, se trouvant en si belle humeur de traduction, Voltaire s’en tienne à la harangue de Brutus, et, négligeant de donner le discours d’Antoine, bien autrement magnifique, se contente d’esquisser quelques mots sur l’effet que ce rare morceau produit au théâtre. C’est que Voltaire, esprit habile et circonspect, prévoit déjà l’usage qu’il en fera plus tard et juge inutile de vulgariser par la prose des beautés que, la rime aidant, il pourra, lorsqu’il en sera temps, revendiquer comme son bien. « Peut-être les Français ne souffriraient-ils pas qu’on fît paraître sur leurs théâtres un chœur composé d’artisans et de plébéiens, que le corps sanglant de César y fût exposé aux yeux du peuple. C’est à la coutume, qui est la reine de ce monde, à changer le goût des nations et à tourner en plaisir les objets de notre aversion. » Impossible d’être plus habile à signaler de loin quelle part d’inventeur on prétend un jour s’arroger dans l’œuvre du prochain et de mieux prendre un pied chez lui en attendant d’en prendre quatre. Le doux parler, l’élégance du style, « des pensées fortes et vraies exprimées en vers harmonieux, » en cela consiste simplement, uniquement, le grand art de la scène : « il est plus difficile de bien écrire que de mettre sur le théâtre des revenans, des assassinats, des roues, des potences et des sorciers. Ce sont les beautés de détail qui soutiennent les ouvrages en vers, et si le Caton de M. Addison est le chef-d’œuvre de l’art dramatique en Angleterre, il ne le doit qu’à ce genre de beautés. »

L’influence du théâtre anglais, déjà très marquée dans Brutus,