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l’arbre et l’écorce, que personne maintenant ne vienne mettre le doigt. Qu’on laisse le philosophe, bien armé de sa lanterne sourde, aller seul aux découvertes et fourrager à sa guise dans ce fumier d’Ennius pour en rapporter tel objet qui lui semblera précieux et dont il dotera son pays, après avoir eu soin d’y poinçonner sa marque de fabrique ; mais pour Dieu, que nul indiscret ne s’en mêle ! Qu’on tienne à distance les enthousiasmes gênans, les Diderot, les Rousseau, les La Chaussée, les Destouches et les Prévost, qu’on empêche d’approcher, sous peine de mort, les vulgarisateurs de toute espèce.

Je laisse de côté tant d’idées nouvelles et de matériaux que la littérature anglaise lui fournit et dont plus tard il usa, comme c’était son droit, empruntant à Ben-Johnson le sujet de Catilina, à Milton celui de Samson, à Wicherley la Prude, à Thomson la Mort de Socrate, à Pope le Discours sur l’homme, à Chaucer à travers Dryden toute sorte de jolis thèmes à versifier, — le réserve mon intérêt pour cette série d’œuvres dramatiques issues de Shakspeare, et qui, venues ensuite à leur moment, allaient témoigner de la toute-puissante influence exercée par le plus grand des poètes sur cet esprit envieux, mais subjugué. Ce premier mouvement d’épouvante que lui avait causé Shakspeare ne fut point définitif ; il s’en remit et de telle façon qu’une fois rentré en France l’idée lui reprit de le faire « partager à des Français, » autrement dit de l’exploiter à son profit.

La représentation de Jules César l’avait très violemment secoué ; son Brutus (1730) n’est que le contre-coup de ce saisissement. Pour un écrivain aussi médiocrement préoccupé que l’était Voltaire et du caractère historique et de ce que nous avons appelé depuis « la couleur locale, » la différence des temps importait peu. Brutus l’ancien, Brutus le Jeune, on ne sortait pas de la famille ; d’ailleurs Brutus l’Ancien offrait cet avantage d’avoir été déjà traité par Lee et de fournir un thème préparé à point et dont on s’aiderait pour préluder à cette rénovation de la scène française d’après Shakspeare. Un trait charmant et qui vous peint son homme, c’est la façon dont en use Voltaire avec cet infortuné Lee, au demeurant le véritable auteur de sa pièce. Ne le point nommer serait d’un ingrat ; sa grandeur d’âme s’y refuse et ne se tient quitte qu’après lui avoir consacré quelques mots imprimés dans sa préface en manière de note : « il y a un Brutus d’un auteur nommé Lee, mais c’est un ouvrage ignoré qu’on ne représente jamais à Londres. » Cette préface intitulée Discours sur la tragédie s’adresse à lord Bolingbroke, et il n’y est question que de Shakspeare. C’est la règle. On parlera de Lee une autre fois, lorsqu’à propos de quelque imitation