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jadis, pouvait rentrer désormais dans le siècle. Les tragédies de Voltaire, de même que les peintures de Boucher, de Vanloo, en portent l’empreinte, et cependant Voltaire à Londres avait connu Shakspeare : de retour en France, il n’eût peut-être tenu qu’à lui de jeter à bas le vieux théâtre et de créer ; point, il reprend l’ancien canon et n’en veut démordre. Lui, l’auteur de Candide, le cynique rimeur de la Pucelle, il s’amende, se châtie, et ne trouve jamais que les mots soient assez nobles ! Honneur et chevalerie, amour et vertu, ses pièces n’auront point d’autres thèmes, et quant aux hémistiches, ils s’arrangeront de manière à ne pas faire sourciller l’ombre de Mme de Maintenon. C’est que Voltaire eut, comme Buffon, toujours un pied dans le XVIIe siècle ; mais cette religion académique, ce culte racinien poussé jusqu’à l’idolâtrie, ne furent pas les seuls motifs de son entêtement à préconiser et soutenir un genre dont nous verrons que, mieux que personne, il reconnaissait l’irréparable caducité ; l’avenir nous apprendra tout ce qu’il y avait de parti-pris dans son système, et d’égoïsme dans son parti-pris.

Bien qu’il eût à cette époque déjà passé la trentaine, ces trois années de séjour parmi les Anglais modifièrent beaucoup ses vues. De tout autre, on dirait que ce fut le passage de la jeunesse à la maturité ; mais Voltaire connut-il jamais cette modération, ce calme, cette dignité, qui sont les privilèges de l’âge mûr, et sa vieillesse n’est-elle pas remplie de folles incartades à dérider les gens les plus sérieux ? Quoi qu’il en soit, le spectacle de ce monde nouveau agit assez vigoureusement sur lui pour qu’il se mît en peine de le bien saisir avec l’intention d’en profiter plus tard. Rien de ce qu’il voyait ne ressemblait à ce qui se passait en France, tout était autrement, tout était mieux. Encore rougissant de l’affront qu’il venait de subir dans son pays, la considération dont la libre Angleterre environnait ses penseurs, ses lettrés, le pénétrait d’une admiration où se mêlait quelque amertume. Addison, mort depuis peu, de simple publiciste était devenu secrétaire d’état ; Swift, qu’il appelle « le Rabelais de l’Angleterre[1], » avait fait également figure dans la politique, et Pope, le plus correct des poètes et le mieux rente. des traducteurs d’Homère, vivait en sa villa de Twickenham, sur un pied d’intimité complète avec tout ce que le voisinage offrait de grande aristocratie. Un philosophe de la génération précédente,

  1. « Swift écrivait dans sa langue avec beaucoup plus de pureté et de finesse que l’auteur de Gargantua dans la sienne, et nous avons des vers de lui, d’une élégance et d’une naïveté dignes d’Horace ! » Passe pour l’élégance ; mais la naïveté d’Horace ! où donc Voltaire n’en trouverait-il pas, en ayant découvert jusque chez Beaumarchais : « sa naïveté me plaît et m’enchante ! »